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LE GRAND HENRI

qu’elle était triste — sauf Grand’Mère qui avait sans cesse les yeux sur elle, mais ne lui posait aucune question. D’ailleurs, Sabine ne demeurait guère à l’impasse : Mme Leriche exigeant maintenant qu’elle vint à journées entières au magasin où arrivaient de plus en plus nombreuses des commandes de lingerie fine. « Ton frère Maurice espère mon commerce, mais il ne l’aura pas, disait-elle. Il faut une femme ici et adroite comme toi, depuis que la lingerie-mode est devenue chez moi une spécialité. Personne ne sera volé. Tes frères et sœur, je ne les oublierai pas ; mais toi, depuis ton enfance, je t’ai formée pour être ici. Je n’en démordrai pas. »

Néanmoins ces belles promesses ne réjouissaient pas Sabine. Elle pensait au « château »…

Elle pensait aussi au grand Henri.

Les trois premiers jours de la semaine passèrent ainsi pour elle dans un désarroi intérieur que nul ne soupçonnait. Le jeudi se leva, tout enténébré de nuages. À midi, la pluie se mit à tomber et l’on entendait le tonnerre au loin, Dans la boutique, il faisait si sombre que pour coudre à un col de chemisette une dentelle en véritable toile d’araignée avec un fil adéquat, Sabine avait dû se rapprocher de la porte. Elle se disait que peut-être lui faudrait-il passer toute sa vie à coudre dans ce magasin. Ses rêveries étaient plus noires que le temps. Elle perdait jusqu’à Ia foi dans le « château ».

Une ombre, un bruit de gros souliers passa la porte sans qu’elle levât la tête ; un bras s’allongea vers le tas de journaux gisant dans une corbeille ; une main puissante, large, striée d’une crasse noire, aux doigts ourlés de suie, fouilla le tas des quotidiens dont croula une pile, finalement s’agrippa sur Paris-Sports.

Alors Sabine leva les yeux, et elle aperçut, haut perché sur un corps élancé, un visage où, dans le masque noirci, brillaient des yeux plus lumineux que de raison, des yeux d’où jaillissaient le rire, la joie, la vie ; où les lèvres largement fendues montraient des dents éclatantes.

Sabine regarda, plusieurs secondes, cette apparition avant de dire :