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GRAND’MÈRE

cices au terrain de sports de Meudon. Les Cervier se trouvaient encore à table et puisaient tour à tour dans une corbeille de cerises, au milieu de la toile cirée. On voulut qu’il y prit sa part aussi. Louis assis à côté de Sabine se poussa légèrement et le père glissa une chaise entre eux pour le nouveau convive. La grande taille de celui-ci lui conférait un maintien emprunté qu’on pouvait imputer à une extrême distinction et, à chaque instant, collant les coudes au corps, il allongeait un bras timide vers le panier des cerises juteuses comme on l’y conviait. Les yeux de Sabine foncèrent sur la main du jeune sportif. Elle était grande, élargie (par le ballon, imagina-t-elle), mais blanche et soignée. « Un fumiste, ça ? Jamais ! » se déclara-t-elle victorieusement. Ce soir, d’ailleurs, il était habillé comme un dimanche sans sport : un complet foncé, une jolie cravate sombre, sobre dont sa main quand il parlait rectifiait machinalement le nœud. Il causait politique avec Louis, le combattant, parut-il à Sabine, avec des arguments de bourgeois, à ce point que Louis s’écria : « Pardi, tu es pour les patrons ! Je l’oubliais ! » Ce fut une illumination pour Sabine. Tout s’expliquait. Ce jeune homme « si bien » avait été qualifié de « fumiste » sans aucun doute parce que son père possédait une entreprise de fumisterie. Elle savait bien qu’il n’y avait jamais eu, sur ces mains-là, une once de suie !

Ainsi avait-elle renseigné sans avoir trahi en s’informant auprès de Louis, cette curiosité passionnée que le nouveau venu dans sa vie éveillait en elle. Alors, il lui parut délicieux de s’abandonner à ce sentiment qui naissait en elle avec toutes les délicates nuances de l’aurore : joie tremblante, lumière fragile qui vacille, soleil qui s’annonce sans paraître encore… Elle ne put se retenir d’attraper une poignée de cerises et de les jeter en riant dans l’assiette de son voisin. Là-dessus, ils se regardèrent et se sourirent. Ils se regardèrent l’espace d’un instant. Et aussitôt, ils eurent l’impression de se connaître depuis toujours. Au point que, désormais, leurs yeux ne pouvaient plus se rencontrer sans que le même sourire ne vint confirmer cette entente.

Le grand Henri, quand il prit congé ce soir-là, fut