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LE GRAND HENRI

à toi, à la décision de tes treize ans, que je dois la vie heureuse que je mène ici aujourd’hui. Alors tu ne peux savoir de quelle tendresse tu es enveloppée quand je te regarde seulement !

Sabine était prise d’une grosse émotion. Jamais Grand’Mère depuis trois ans n’avait fait allusion au drame de Javel. Tout se passait comme si elle avait toujours vécu à l’impasse. La jeune fille revoyait les instants terribles du fameux soir d’avril. Elle se disait : « Aujourd’hui, je n’aurais plus l’audace que j’ai trouvée en moi, ce jour-là. » Et son cœur éclatant, elle se jeta dans les bras de la vieille femme mystérieuse qui l’y pressait, l’appelait « son enfant bien-aimée ».

Mais bientôt, se reprenant :

— C’est à cause de cette tendresse que je suis peinée de te voir si occupée de vanités qui sont indignes du cœur que tu as ; si envieuse d’un rang auquel rien ne semble te destiner, car ce n’est pas assez d’avoir vu en rêve un château pour y prétendre. Tu es bien au-dessus de cette chimère entrevue. Si tu pouvais savoir, d’ailleurs, combien ce rang élevé comporte d’ennui, de monotonie, de misères secrètes, tu ne l’appellerais pas d’un tel désir. Pour moi qui ai connu beaucoup de milieux dans ma vie, je te déclare que le plus heureux, le plus beau, le plus noble que j’ai vu, c’est celui où Dieu par ta chère petite main m’a conduite un soir. Ton père est la plus haute figure d’honnêteté que je connaisse. Ta mère, le modèle des mères. Ta famille tout entière mériterait d’être le type de la famille française. Et toi, pauvre petite égarée, tu rêves d’un plan social où l’argent, le grand danger des hommes, des consciences humaines menace de tout pourrir !

— L’argent, je m’en ficherais, dit Sabine, mais j’aime ce qu’il procure.

Et elle se voyait dans un salon luxueux comme elle en avait tant contemplé au cinéma, sous un lustre éclatant, dansant avec un élégant jeune homme qui n’était autre que le grand Henri…

Le grand Henri était revenu à l’impasse, un jeudi soir, comme ça, on ne sut pourquoi, sous couleur de prendre rendez-vous avec Louis, le club Saint-Éloi devant se rendre le prochain dimanche pour des exer-