Page:Yver Grand mere.djvu/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
61
LE GRAND HENRI

avait en main une clef très lourde. C’était la clef de la porte du château. Elle ouvrait la porte sans peine et s’introduisait dans cette demeure princière ou il y avait vingt chambres, « sans compter, disait Sabine lorsqu’elle racontait ce songe, la salle à manger et le salon ». Dans chaque chambre, se trouvaient un lit Louis XV et une armoire à glace. Quant à la cuisine, elle était peuplée de dix domestiques. Et, quand après avoir visité les vingt chambres sans rencontrer âme qui vive, elle était redescendue à la cuisine pour demander aux valets : « Où est donc le propriétaire de ce château ? » ils lui avaient répondu : « Mais c’est vous, Mademoiselle ! » Et elle s’était réveillée.

Jamais elle n’avait vu, en dormant, d’images si nettes, si précises. Elle croyait encore maintenant toucher les murailles de l’édifice, caresser la poignée à la porte des vingt chambres. Pour elle, ce songe était l’avertissement d’une haute destinée qui l’attendait. Cela devint, chez elle, une obsession ; mais elle s’en ouvrait plus volontiers à Grand’Mère qu’à Marie Cervier. « Maman qui s’est mésalliée pour épouser mon père, songeait-elle, ne me comprendrait pas ; mais Grand’Mère qui a certainement connu la grande vie, c’est autre chose ! »

— Ah ! voyez-vous, dit-elle à leur vieille amie, un jour où elles étaient seules dans la cuisine, j’étouffe dans ce logement ouvrier. Je suis faite pour un autre milieu, pour une existence vaste, luxueuse, avec de belles choses autour de moi et beaucoup d’argent à dépenser.

Grand’Mère souriait.

— Et, qui t’a dit, ma petite fille, que tu étais créée pour ces grandeurs ?

— Tout me le dit : mes goûts, mes désirs, ce rêve que j’ai fait.

— Tu es devenue, ma foi, subitement folle, Sabine ! Et crois-tu donc qu’une fois en possession du luxe, du bien-être, de la vie mondaine, du pouvoir que donne l’argent, tu te sentirais plus joyeuse que tu ne l’as jamais été jusqu’ici, dans ton impasse, légère de ta douce insouciance ?

— Mais joyeuse, Grand’Mère, je ne le suis pas, avoua-t-elle en baissant les yeux. J’ai envie de tant de choses que je ne pourrai jamais posséder… J’ai honte de cette