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L’IMPASSE SAINT-CHARLES

une comtesse ou quelque chose comme cela, tombée dans la débine », se dit-elle. Le père lui-même était intimidé. On ne dit plus rien. On regardait en silence Ia « Grand’Mère ». On se délectait de son rassasiement. Elle mangeait à petites bouchées, comme pour accomplir un rite religieux envers son pauvre corps tombant d’inanition. Par discrétion, elle refusa de reprendre du ragoût quand elle eut vidé son assiette. Marie dut insister.

Marie avait l’air jeune encore. Bien plus que son mari. Et pourtant, ils avaient le même âge. Quarante-trois ans tous les deux. Elle était la fille de Mme Leriche, la mercière de la rue des Quatre-Frères. Pas faite pour épouser un compagnon serrurier, certes. Une demoiselle qui possédait son brevet simple, savait tenir un crayon, s’habillait avec goût, pouvait choisir un commerçant. Mais elle ne visait pas si haut. C’était l’époque où Jean Cervier, apprenti dans la serrurerie de l’impasse, venait de passer compagnon. À ce moment, le vélo le passionnait plus que tout. Les courses, les compétitions du dimanche, le Tour de France le rendaient fou ; et, tous les soirs, une fois l’atelier fermé, il s’engageait dans la rue des Quatre-Frères-Peignot pour aller acheter Paris-Sport à la mercerie de Mme Leriche qui tenait un dépôt de journaux. À six heures quarante, exactement, Marie Leriche qui cousait de la lingerie fine dans le magasin, très élégante en blouson de soie artificielle et les ongles faits, était sûre de voir s’avancer vers le comptoir cette grosse patte graisseuse et noire du serrurier, encore mal nettoyée au sortir de la forge. Elle relevait alors les yeux de cette main du travailleur au visage si bien inscrit dans une tête puissante, ce visage où régnait la bonté, dont les yeux étaient si calmes, si doux ; une bouffée, un relent de métal et de sueur mêlés venait à elle. Ils en arrivèrent à se sourire. Un jour, il lui raconta qu’il avait couru au Vél d’Hiv. Il lui demanda si elle s’intéressait aux sports.

— Non, pas beaucoup.

— C’est dommage ! dit-il d’un air si chagriné qu’elle se reprit :

— À vrai dire, je n’y connais rien. Peut-être que si je voyais un match, cela changerait.

Peu après, elle reçut une invitation pour une compéti-