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GRAND’MÈRE

ouvriers qui vont voir leurs enfants flanqués d’une inconnue bien suspecte. Elle agit dans une léthargie. Elle est allée aussi loin que possible dans le domaine de la volonté, de la décision. Ces petits enfants-là, comme une bande d’angelots sont arrivés. Ils lui ont volé ses dernières forces, ses dernières facultés de détermination. Il lui semble qu’elle est déjà morte, qu’elle n’est plus, qu’il ne demeure plus autour d’elle que des images illusoires.

Une porte s’ouvre. Une grande cuisine illuminée est là où il fait chaud, où le fourneau astiqué luit de tous ses métaux, le cuivre, la fonte, l’acier, le nickel ; il est comme une idole domestiquée au milieu du mur. Et puis il y a, sous le plafonnier électrique, au centre, la table toute dressée pour le souper de sept personnes. Et, au surplus, une odeur règne humide des vapeurs succulentes de jus de viande et de légumes combinés. C’est l’odeur des soupes familiales, du bœuf aux carottes dont a parlé le petit garçon sur le quai. La vieille hume cela et la tête lui tourne un peu ; elle est obligée de s’asseoir, de prendre la première chaise venue sous les yeux d’une douce jeune femme blonde au visage si étonné, si interrogatif que les trois enfants se mettent à parler ensemble. On ne comprend rien à leurs discours.

Alors Jean Cervier, le compagnon serrurier, le père, le patron ici, quoi ! qui fumait sa pipe auprès du poêle a refermé le lourd volume cartonné rouge qui pesait sur ses genoux. Il a quarante-trois ans, Jean Cervier, une tête ronde, un visage romain, grave, mais placide. Il s’est tellement frotté, poncé, nettoyé la figure et les mains en remontant de l’atelier que vous ne croiriez pas voir un ouvrier du métal. Ce n’est pas comme son aîné, Louis, apprenti avec lui, en bas, qui se savonne parcimonieusement les mains au robinet, sur l’évier, le visage encore tout noirci. Jean Cervier donc un peu lourdement se lève, ôte le béret qu’il a sur la tête, s’incline devant la vieille :

— Madame, demande-t-il d’un grand air, qu’est-ce qui nous vaut votre visite ?

— C’est nous, papa, qui avons amené la dame, se hâte d’expliquer Sabine en faisant taire d’une gifle son frère et sa petite sœur qui l’empêchent de parler :