« Il se décida là-dessus, et, ensemble nous quittâmes l’appartement de sa mère.
« Que te dirai-je encore, Sabine ? Ce qu’il advint, tu le devines. Un mois plus tard, notre amour était devenu plus puissant que tout, jusqu’à me faire renier mes affections, mes devoirs, mon honneur, jusqu’à me faire marcher sur les êtres chéris dont j’étais le soutien. Car le vicomte Paul se montrait assez fou que de me contraindre à le suivre sur la Côte d’Azur « où nous nous marierons nous-mêmes », disait-il. Et je lui obéis sans un regard en arrière. Laissant ma mère, mes frères, ma chère petite sœur sans presque de regrets, nous partîmes clandestinement, un soir d’août, pour le cap d’Antibes. Pas un adieu à qui que ce fût. Le notaire de Paul devait seulement servir, de ma part, une rente mensuelle à ma mère — qui d’ailleurs la repoussa royalement. Je n’avais plus de volonté, plus de conscience, plus d’âme. J’étais une chose entre les mains de ce jeune noble.
« Pourtant, ce n’est que là-bas, sur cette terre ocrée et brillante de la presqu’île provençale chargée de pins aux longs fûts roses, que je devins la femme du vicomte Paul. Ce fut alors un atroce bonheur dans cette villa carrée, au toit de tuiles rouges, enguirlandée de peinture, face à la mer. Si subjuguée et anéantie que je fusse, sous le pouvoir mystérieux de cet homme, la pensée des miens se mit à me déchirer. Il ne m’avait permis à l’égard de ma pauvre maman qu’une lettre d’adieux sans précisions ni adresse. Tout pour que le monde entier ignorât notre retraite. Sa frayeur demeurait toujours qu’on ne vînt me chercher, qu’on ne m’arrachât à lui. Nous portions un faux nom ; nous possédions de faux papiers, une personnalité d’emprunt ; nous menions notre existence dans une atmosphère factice. Une seule chose était vraie : son immense amour et le mien qui lui répondait. Mais notre bonheur aussi était fallacieux. Je me souviens encore de la mélancolie qui me serrait le cœur au crépuscule, sur les rochers de la pointe du Cap qui s’enfonçaient, couleur de corail, dans la mer irisée du soir. J’étais alors comme ces animaux qui, à la même heure, dans la campagne, lancent un appel déchirant vers leur bauge,