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LE SECRET DE GRAND’MÈRE

mot devant ce que le jeune inconnu avait de princier, de splendide. Un peu de nonchalance réveillée par la grâce du sourire. Ce quelque chose qui domine tout : les circonstances, les hasards, les gens et qu’on nomme l’aisance. Il paraissait vingt-huit ans. Lorsque pour payer à la caisse — pendant qu’humble vendeuse je lui tendais son léger paquet — il arracha son gant de cheval, j’aperçus sa main robuste mais effilée qui me parut admirable. Mes yeux alors remontèrent à son visage. À ce moment il appuyait sur moi si impérieusement le regard de ses yeux clairs sous les cils sombres, que, de ma vie, je n’avais connu pareil bouleversement.

« Il me sembla, dès lors, que j’avais renoncé à moi-même et ne m’appartenais plus, que j’étais envoûtée par ce regard qui avait pesé sur moi plusieurs secondes, et que, dussè-je ne plus jamais revoir ce passant de hasard, son regard serait toujours devant moi jusque dans la vieillesse.

« Je ne pensai qu’à lui de tout le jour.

« Dès le lendemain, il devait, de nouveau, faire irruption dans le magasin. Je l’attendais, je te l’avoue, ma Sabine ; et c’est là, à ce moment qui était l’aube de ce terrible amour que je place, avec le plus de raisons, ma plus lourde culpabilité. Car j’étais grisée, surprise, déjà victime, certes, d’un début d’enchantement, mais pas dominée complètement. Un délai m’avait été accordé de vingt-quatre heures pour me ressaisir. Je possédais assez d’intelligence et de subtilité pour sentir que cet homme jeune et riche, si racé qu’on ne pouvait lui dénier son aristocratie — et la plus haute — appartenait à un monde tellement différent de ma petite bourgeoisie originelle, tellement éloigné de mon actuelle et subalterne situation dans une boutique (car aux yeux d’une personne du monde le luxe du commerce ne surclasse pas le métier), qu’il ne pouvait s’agir de lui à moi que d’un amour clandestin sans assurances ni sanction ; la grande faute, aux yeux de ma foi religieuse, le déshonneur, au point de vue de ma classe sociale. Je savais que ce conquistador me prendrait et ne m’épouserait pas (bien qu’au long de mes rêves, durant ces vingt-quatre heures, je me fusse dit à moi-