« Ce fut au plein de cette crise que je perdis mon père ; il n’avait pas cinquante ans, ne laissait à sa veuve qu’une maigre retraite, pas un sou de rente et quatre enfants mineurs,
« L’affreuse peine que j’eus alors submergea et de loin, le sentiment de la ruine qui accompagnait cette perte déchirante. Il me fallut travailler sur-le-champ. Et, bien que l’on conseillât à ma mère d’attendre que j’eusse passé mon brevet supérieur qui m’aurait ouvert la porte de l’enseignement (lequel ne me tentait guère), elle ne résista pas à l’offre d’un ancien camarade de lycée de son mari qui possédait sur le boulevard une des plus luxueuses chemiseries parisiennes de l’époque et me réclamait comme vendeuse. Je dois dire qu’il offrait des appointements royaux. Il mettait à prix, non pas mes capacités commerciales qu’il ignorait, mais une certaine allure que je tenais de ma grande taille et de la façon dont Dieu m’a faite qui, même au comptoir, dans la servilité du vendeur devant le client, devait me donner un air « femme du monde » propice au bon renom de la maison. Je devais m’occuper du rayon féminin.
« J’étais une vaniteuse, ma chérie, mais pas un monstre. Si le cœur déjà déchiré par mon deuil, j’entrai, la mort dans l’âme, dans cette fonction subalterne, je savourai, comme n’importe qui, la secrète jouissance d’apporter à la maison, à dix-huit ans, l’équivalent de la pension de veuve touchée par ma mère. C’étaient les frais d’éducation de mes frères et sœur désormais couverts. Le chemisier m’avait achetée en quelque sorte. Mais il payait le prix.
« Tout est relatif, Sabine. Tout se classe dans l’esprit : rang social, obligations, niveaux humains, différences d’habitudes, d’après le lit où l’on est né. Tout dépend de cette couche natale. De ce que tu as ouvert les yeux dans l’humble impasse Saint-Charles, le métier de coudre et de vendre de jolies blouses chez ta Mamy, parmi des objets de parure féminine, t’a longtemps paru enchanteur. Pour la petite bourgeoise étriquée que j’étais, la même fonction dans une des plus grandes maisons de commerce de Paris se trouvait être une déchéance cruelle. De degré en degré, dans l’échelle