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GRAND’MÈRE

s’en donner, des plaisirs de la plage et de Paris-port-de-mer, sur cette berge en contre-bas d’où l’on entend Grenelle gronder là-haut. Et les taxis, et les tramways, et les autobus, et les klaxons, et les cornes d’autos, et ça roule, et ça se dépêche !…

Ici c’est comme la campagne. Les trois gosses s’enfilent donc le long des escaliers. On entre dans le calme. La berge est déserte. Ils sont à peine, là-bas, quatre ou cinq petits gars qui se sont attaqués à un monticule de sable fin. Sabine tient ferme la menotte de Blanchette jusqu’aux dernières marches. Elle ne la lâche en liberté que sur le plat du quai.

— T’approche pas de l’eau ! crie-t-elle à Claude que rien ne peut retenir d’aller contempler les gros chalands amarrés aux bornes de la rive.

Et pour l’arracher aux périls du bord, pour le tenter, elle fait couler dans sa main une poignée de poudre rosée volée à ce grand tas là-bas, pareil à une petite colline japonaise : de la brique écrasée pour composer du ciment.

— C’est joli ! dit Blanchette.

Alors les voilà tous les trois grattant la montagne d’où s’écoulent des ruisselets de ce sable. Ils vont en former par terre une petite cité avec des monticules, des fossés, des murs d’enceinte. Et leurs six petites mains s’activent, travaillent, grattent le sol, amassent la poudre qui s’entête à leur filer dans les doigts comme de l’eau.

Soudain, Sabine a relevé la tête pour de bon. Voilà bien cinq à six minutes qu’elle l’a aperçue cette vieille femme singulière, apparue tout à coup comme venant de l’autre côté du pont Mirabeau. Ce n’est pas l’habitude que les grandes personnes hantent, à cette heure du soir, le quai de Javel. Il appartient aux gosses. Que vient-elle faire ici ? Elle est bien pauvrement habillée d’une jupe noire rapiécée, d’une veste brune trouée aux coudes. Un foulard de soie violette qui semble avoir écuré la Tour Eiffel tant il est fripé, effrangé, noirci est noué autour de sa tête où il retient mal des mèches blanches un peu rouillées dirait-on, — faute de soins, — que le vent qui se lève le soir auprès des fleuves fait voler en l’air. Mais elle est grande, droite, altière, marche au fin bord du quai, trébuche aux câbles qui amarrent les chalands.