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GRAND’MÈRE

où Christian viendrait attendre Sabine dans cette petite voiture dressée comme un piège pour la happer au bord du trottoir. L’incident du grand Henri avait assez bousculé les pensées de la jeune fille pour que, dès le soir même, à la maison, elle voulût lui répondre. Enfermée dans son alcôve, et sur le joli papier à lettres choisi à la mercerie pour écrire naguère à Christian, elle préleva une feuille destinée celle-là à l’autre garçon. Mais voilà une curieuse aventure : après qu’elle eut tracé l’en-tête : « Cher Monsieur Henri », elle se trouva complètement à court d’idées. Alors qu’en écrivant au premier ses ardentes missives, sa plume ne suffisait pas à l’abondance des phrases heurtées dans son cerveau, elle ne savait plus que dire à celui-ci. L’image de Christian se substituait, sans cesse, à celle du soldat mélancolique. Elle dut y renoncer.

Le dimanche elle reprit l’ennuyeux devoir et aligna, par un effort qui lui sembla méritoire ces quelques phrases :

Je vous remercie de votre aimable lettre qui m’a fait beaucoup de plaisir. Je vois que vous n’oubliez pas vos amis. C’est bien triste d’être isolé comme vous dans la vie. Heureusement, vous avez le foot-ball. J’espère que vous y obtenez beaucoup de succès. Quand on joue, on ne doit guère penser aux choses tristes, et si l’on est triste, on peut toujours penser à son jeu. À Paris, il fait froid mais très beau. Je souhaite que vous ayez aussi un joli soleil à Amiens, sans quoi quand vous ferez l’exercice, vous serez frigorifié. Mes frères vont bien. Je ne leur ai pas parlé de votre lettre craignant de vous contrarier


Une fois là, Sabine s’arrêta court ne sachant plus qu’inventer. Cependant, en relisant ces lignes arrachées positivement à son cerveau, elle les trouva bien froides pour le garçon malheureux qui les lirait. L’amour avait rendu cette orgueilleuse plus sensible, plus pitoyable. Elle ajouta ces quelques mots : « Si cela peut vous désennuyer, je vous écrirai ainsi de temps en temps ». Et elle finit par cette formule de femme du monde dont elle ne fut pas mécontente : « Croyez, cher Monsieur Henri, à mes sentiments distingués. »