vous ne vouliez bien les accepter comme de quelqu’un à qui vous êtes très chère. Je ne suis pas bien habile à écrire et je ne sais ce qui me pousse aujourd’hui à vous adresser cette pauvre petite lettre, car je manie mieux la raclette et le hérisson que la plume. Mais il y a des moments où l’on se trouve bien seul, dans une cour de caserne, malgré le grouillement des types qui vous entourent. C’est surtout après l’exercice du matin, quand le vaguemestre a passé pour la distribution des « babillardes » et que tous les copains sont là, le nez dans leurs papiers entr’ouverts dont ils ont l’air d’apprendre par cœur le contenu, alors qu’on n’a rien reçu. On est comme un pauvre bougre à part, un puni, un « tout seul ». J’ai ici, Mademoiselle, un camarade qui est de l’Assistance et qui s’écrit des lettres à lui-même pour en recevoir de temps en temps une comme tout le monde ! Le grand Henri n’est pas idiot à ce point-là. Mais il a pensé que si, dans cette solitude bruyante qu’est la vie de caserne pour un sans-famille comme lui, vous vouliez bien lui faire la charité de quelques lignes, parfois, tout changerait à ses yeux dans la citadelle.
Je n’ai jamais été très heureux. Mon père, dessinateur dans une usine, est mort quand j’avais quatre ans et je ne me rappelle pas son visage mais les longues mains fines qu’il avait, lui !… Et à douze ans, j’ai perdu ma mère qui s’était faite couturière pour m’élever, elle qui n’avait jamais travaillé jusque-là. J’allais passer mon certificat d’études dans quelques mois. Des voisins m’ont recueilli à ce moment et m’ont mis en apprentissage. Je leur dois plus qu’à un père et à une mère qui ne font qu’accomplir la loi de la nature en se privant pour leurs enfants. Je leur dois aussi mon affreux métier qui vous fait horreur, mademoiselle Sabine, et de cela, j’ai l’âme assez vilaine pour leur garder rancune quelquefois. Mais je les aime bien, malgré tout, ces tuteurs généreux. J’aimerais recevoir leurs lettres. Malheureusement, ils savent mal écrire, et c’est un si pénible devoir pour eux qu’ils hésitent à s’y assujettir.
Voilà pourquoi, Mademoiselle, le grand Henri dont vous savez maintenant toute la courte histoire, serait heureux de recevoir quelques lignes de vous, de temps