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LE SECRET DE SABINE

d’ouvrir le pli, un peu plus loin, dans la rue. Par pitié pour elle-même, elle s’accordait un délai. Elle alla jusqu’à fourrer l’enveloppe dans son sac. « C’est la rupture, se disait-elle, il n’y a pas de doute. » Mais elle ne se parlait ainsi à elle-même que pour se ménager une surprise éventuelle. Elle rouvrait le sac pour entrevoir l’adresse. « Quelle jolie écriture distinguée, large, tranquille ! Une écriture de noble », déclarait-elle.

Enfin c’est le carrefour où, le matin, circulent les ménagères dans le grand tintamarre des camions industriels et des poubelles enlevées en l’air par de joyeux garçons. C’est là le point que Sabine s’est fixé pour lire l’arrêt de Christian.

Et voici qu’en examinant mieux l’enveloppe, avec moins d’affolement, elle aperçoit Ie timbre de la poste… Tristesse ! Désillusion ! Espoir envolé ! La lettre vient d’Amiens !

C’est alors que Sabine constate qu’au fin fond d’elle-même elle avait escompté, dans cette lettre, le grand cri d’amour de Christian, la déclaration solennelle d’un engagement, l’hommage éperdu qui aurait fait d’elle la femme unique dans cette vie de jeune aristocrate.

Et ce n’était qu’une lettre du grand Henri !

Par dépit, par représailles contre elle-même pour s’être si lourdement trompée, par vengeance contre le garçon sans reproche qui se faisait innocemment l’auteur de sa déception, elle froissa cette fois la lettre au fond de sa poche de manteau. Et ses lèvres articulèrent nettement bien que d’une façon muette : « Aucun intérêt. »

Puis elle passa la matinée à la mercerie où elle gâcha une blouse de flanelle blanche coupée de travers. Mais, vers onze heures, Mme Leriche étant sortie, elle céda à la curiosité qui la démangeait et s’en fut quérir, à l’arrière-boutique, dans la cachette de dédain et d’oubli où elle l’avait jetée avec une sorte de fureur, la lettre qui venait après tout d’une main amie.

Mademoiselle, lui disait le jeune soldat, j’espère que vous ne serez pas fâchée si je vous envoie ces lignes ; bien que vous ne m’aimiez pas beaucoup, prenez-les comme d’un ami de Louis et de Maurice ; à moins que