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dieu ce qu’il faut que je fasse pour vivre heureux la reste de ma vie ; il me répond :

Connais-toi donc, Crésus, et tu vivras heureux.

Cet oracle me comble de joie ; je me figure qu’en m’imposant une chose aussi facile, le dieu m’accorde le bonheur. On peut, me dis-je, connaître ou ne pas connaître les autres, mais il me semble qu’il n’y a pas d’homme qui ne se connaisse lui-même. Depuis ce moment donc j’ai vécu en paix, n’ayant eu sujet d’accuser la fortune qu’à la mort de mon fils. Mais du jour où je me suis laissé entraîner par l’Assyrien à vous faire la guerre, je me suis vu exposé à tous les dangers. Cependant je m’en suis retiré sans avoir éprouvé du mal ; ce qui fait que je n’accuse point le dieu : car, dès que j’eus reconnu que je n’étais pas en état de résister, je me retirai sans échec, grâce à la protection du dieu, et tous les miens avec moi. Aujourd’hui, pour la seconde fois, séduit par mes richesses, par les prières de ceux qui me demandent de leur servir de chef, par les présents qu’ils me donnent, par les hommes dont les flatteries me font croire que je puis commander à qui je veux, que tous vont m’obéir, que je suis le plus grand des mortels ; enflé de ces propos, choisi par tous les rois d’alentour pour être leur général, j’accepte le commandement, me croyant déjà le plus grand des hommes, et me méconnaissant moi-même, en me figurant que j’étais en état de lutter contre toi, issu du sang des dieux, toi le fils des rois, toi formé dès ton enfance à la vertu, tandis que le premier de mes aïeux qui fut roi obtint à la fois la liberté et le trône. Il est donc juste que, pour m’être ainsi méconnu, j’en porte la peine. Mais à présent, Cyrus, je ma connais moi-même. Mais crois-tu que l’oracle d’Apollon soit vrai, quand il a dit que je serais heureux, dès que je me connaîtrais ? Je te fais cette question, parce qu’il me semble que tu peux y répondre sur-le-champ : il ne tient qu’à toi de le justifier. »

Cyrus lui dit : « Donne-moi toi-même un conseil à ce sujet, Crésus : car, pour moi, quand je considère ta félicité passée, j’ai pitié de ta condition présente. Je te rends donc ta femme et tes filles, car on me dit que tu en as, tes amis, tes serviteurs et ta table servie comme autrefois. Seulement je t’interdis la guerre et les combats. — Par Jupiter, dit Crésus, ne cherche donc plus de réponse à la question relative à mon bonheur : je te le dis dès à présent, si tu fais ce que tu dis, la vie que les