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de tes bienfaits. Si ma façon de penser ne te paraît point raisonnable, ne songeons plus à moi, et supposons que c’est de toi qu’il s’agit en tout ceci. Que dirais-tu si, quand tu élèves des chiens pour te garder, toi et tes gens, un autre, en les soignant, se faisait mieux connaître d’eux que toi-même ? Serais-tu content des soins qu’il aurait pris ? Si cet exemple n’est pas assez sensible, songe à ceci supposons qu’un homme prenne un tel ascendant sur ceux que tu auras pris à ton service, gardes ou soldats, qu’ils aiment mieux être avec lui qu’avec toi, lui en sauras-tu gré comme d’un bienfait ? Enfin, pour parler de ce que les hommes ont de plus chère affection, de plus intime dévouement, qu’un homme, par ses assiduités, réussisse à se faire aimer plus que toi de ta femme, te réjouiras-tu de ce service ? J’en doute fort ; et je suis convaincu que tu le considérerais comme t’ayant causé le plus grand préjudice. Enfin, ce qui a plus de rapport avec ce qui m’arrive, si quelqu’un, par ses bienfaits, amenait les Perses que tu conduis à le suivre plus volontiers que toi, regarderais-tu cet homme comme un ami ? Non, je le crois ; mais comme un ennemi plus cruel que s’il f avait tué un grand nombre d’entre eux.

« Il y a plus : si un de tes amis, à qui, par bonté d’âme, tu aurais dit de prendre de tes biens ce qu’il voudrait, s’avisait, sur cette offre, de s’en aller en prenant tout ce qu’il pourrait emporter, et s’enrichissait ainsi de ton bien, te laissant à peine le nécessaire, le regarderais-tu comme un ami sans reproche ? Eh bien, Cyrus, si tes torts envers moi ne sont pas les mêmes, ils diffèrent peu. Oui, tu dis vrai. Aussitôt que je t’eus dit d’emmener ceux de mes sujets qui voudraient te suivre, tu es parti avec toutes mes troupes, et tu m’as laissé tout seul. C’est avec mes troupes que tu as pris ce que tu me donnes ; c’est avec mes propres forces que tu as accru mon pays. Ainsi j’ai l’air, après n’avoir pris aucune part à ces exploits, de me présenter, comme une femme, pour n’en faire donner le fruit ; les autres gens et mes propres sujets te regardent comme un homme, et moi comme indigne du commandement. Trouves-tu cela des services, Cyrus ? Sache donc bien que, si tu avais de moi quelque souci, tu te serais bien gardé de porter la moindre atteinte à mon honneur et à mon autorité. Que m’importe, en effet, que mon territoire soit plus étendu, si je suis déshonoré ? Car je suis souverain des Mèdes, non parce que je vaux mieux qu’eux tous, mais à cause de l’opinion où ils sont que nous leur sommes supérieurs en toute chose. »