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ment tiendraient-ils devant vous en rase campagne ? Les hommes qui ont lâché pied avant de nous combattre, comment pourraient-ils nous résister, à présent que nous les avons vaincus, accablés de mille maux ? Quand leurs meilleurs soldats sont morts, comment leurs soldats les plus lâches voudraient-ils se mesurer avec nous ? » Alors quelqu’un dit : « Eh bien, pourquoi ne pas les poursuivre au plus vite, quand, nous avons tant l’avantages ? — Parce que, dit Cyrus, nous n’avons pas de cavaliers, et que les plus considérables des ennemis qu’il nous importerait de faire prisonniers ou de tuer, s’en retournent à cheval. — Eh bien alors, lui dit-on, que ne vas-tu le dire à Cyaxare ? — Venez donc tous avec moi, dit Cyrus, afin qu’il sache que nous sommes tous du même avis. » Tous le suivent, et ils disent ce qui leur paraît propre à faire réussir ce qu’ils demandent.

Cependant Cyaxare, moitié jalousie de ce que ceux-ci ouvraient cet avis les premiers, moitié conviction qu’il serait sage de ne pas courir de nouveaux dangers, attendu qu’il se livrait à la joie et voyait beaucoup de Mèdes en faisant autant, reprend en ces mots : « Cyrus, de tous les hommes, vous autres Perses, vous êtes ceux qui n’usez immodérément d’aucun plaisir, je le sais par moi-même et par ouï-dire. Mais, pour ma part, je crois qu’il importe bien davantage de se modérer au milieu des plus grandes jouissances. Or, y en a-t-il qui en procure de plus grandes aux hommes que notre bonheur présent ? Si nous le ménageons sagement, aujourd’hui que nous sommes heureux, peut-être pourrons-nous vieillir loin des dangers ; mais si nous en usons avec excès, et si nous courons de bonheur en bonheur, remarquez que nous nous exposons à éprouver le sort qu’éprouvent, dit-on, les navigateurs que leur prospérité empêche de s’arrêter et qui périssent en naviguant ; ou bien les hommes qui, vainqueurs d’abord, perdent le fruit de leur victoire pour avoir voulu en remporter une autre. En effet, si les ennemis qui ont pris la fuite nous étaient inférieurs en nombre, sans doute nous hasarderions peu à les poursuivre ; mais songe à quelle faible partie de leurs forces toutes les nôtres ont eu affaire dans cette victoire ; les autres n’ont pas combattu. Si nous ne les forçons pas à combattre, ne connaissant ni nos forces, ni les leurs, ils se retireront par ignorance et par couardise ; mais s’ils comprennent qu’ils ne risquent pas moins à fuir qu’à résister, peut-être les contraindrons nous, malgré eux, à devenir braves. Sache que, si tu désires prendre leurs femmes et leurs