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Et cependant jamais tu ne nous entendras nous plaindre. Nous nous souviendrons que nous nous sommes attiré nos malheurs. Si, en donnant ce gouvernement à quelque homme irréprochable, tu as l’air de te défier de lui, prends garde que ce bienfait ne rompe en même temps votre amitié. D’un autre côté, si, pour éviter sa haine, tu n’imposes pas un frein à son insolence, prends garde qu’il n’ait bientôt plus besoin que nous d’être ramené à la raison. — J’en atteste les dieux, dit Cyrus, j’aurais de la répugnance à user de serviteurs dont je ne devrais les services qu’à la contrainte : il me semble que je supporterais plus facilement les fautes d’un homme qui, avec de bonnes intentions, avec de l’amitié, m’aiderait à accomplir mon office, que de me sentir haï par un homme remplissant ses devoirs exactement, mais par contrainte. — Mais cette amitié, dit Tigrane, de qui peux-tu mieux en ce moment l’obtenir crue de nous ? — De ceux, je crois, qui n’ont jamais été mes ennemis, si je veux leur faire le bien que tu me presses de vous faire. — Y a-t-il donc, Cyrus, en ce moment, quelqu’un au monde à qui tu puisses faire autant de bien qu’à mon père ? Et d’abord crois-tu donc qu’un homme, qui ne t’aura point offensé, te sache gré de lui laisser la vie ? Puis, si tu ne lui enlèves ni ses enfants ni sa femme, t’aimera-t-il plus pour ce bienfait que celui qui avoue que tu es en droit de les lui enlever ? Enfin, s’il ne doit plus avoir le royaume d’Arménie, sais-tu quelqu’un qui puisse en ce moment en être plus affligé que nous ? Il est donc évident que celui qui ressentirait le plus vif chagrin de ne plus être roi, celui-là, en reprenant le pouvoir, t’en aurait la plus vive reconnaissance. Si tu as à cœur de laisser tout ici dans le meilleur ordre à ton départ, vois si tu crois que tout sera plus tranquille en introduisant une nouvelle autorité, ou bien en laissant subsister l’ancienne. Si tu songes à emmener d’ici le plus de troupes possible, qui sera plus capable, selon toi, de te les choisir, que celui qui en a fait un long usage ? Si tu as besoin d’argent, qui penses-tu qui soit en état de te le mieux fournir que celui qui connaît et qui a en main toutes les ressources ? Ainsi, mon bon Cyrus, prends garde, en nous perdant, de te faire plus de tort à toi-même que mon père n’a pu t’en faire. » Ainsi parle Tigrane.

Cyrus l’avait écouté avec plaisir, en voyant s’accomplir tout ce qu’il avait promis à Cyaxare. Il se rappelait avoir dit à celui-ci qu’il pensait faire de l’Arménien un ami plus fidèle que par le passé. Il s’adresse donc de nouveau à l’Arménien : « Si je me laisse convaincre par toutes ces raisons, Arménien, lui dit-