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pas qui en recueillera les fruits ; celui qui fait bâtir une jolie maison ne sait pas qui l’habitera ; un stratégiste ignore s’il lui est avantageux de commander ; un politique ignore s’il est de son intérêt de gouverner l’État ; l’homme qui épouse une belle femme, pour être heureux, ignore si elle ne fera pas son tourment ; celui qui s’allie aux puissants de la cité ne sait pas s’ils ne le banniront pas un jour. Ceux qui ne croyaient pas que ces événements fussent dirigés par un être surnaturel, mais qui les attribuaient tous à la prudence humaine, il les appelait fous, et fous également ceux qui consultent les oracles sur ce que les dieux nous ont donné de connaître par nous-mêmes : comme si on leur demandait s’il faut confier son char à un cocher habile ou maladroit, son vaisseau à un bon ou à un mauvais pilote, ou si on les interrogeait sur ce qu’on peut savoir à l’aide du calcul, de la mesure, de la balance. Consulter les dieux sur de tels objets lui semblait une conduite impie. Il disait qu’il faut apprendre ce que les dieux nous ont accordé de savoir, mais que, pour ce qui est caché aux hommes, il faut essayer, au moyen de la divination, d’interroger les dieux ; car les dieux le révèlent à ceux qu’ils favorisent.

Du reste, il vécut sans cesse au grand jour : le matin, il allait aux promenades et aux gymnases, se montrait sur l’agora à l’heure où elle est pleine de monde, et se tenait le reste de la journée aux endroits où la foule était la plus nombreuse ; il y parlait souvent, et qui voulait pouvait l’entendre. Or, jamais personne n’a vu Socrate ou ne l’a entendu rien faire ou rien dire de contraire à la morale ou à la religion. Il ne discourait point, comme la plupart des autres philosophes, sur la nature de l’univers, recherchant l’origine spontanée de ce que les sophistes[1] appellent cosmos, à quelles lois fatales obéissent les phénomènes célestes ; il prouvait même la folie de ceux qui se livrent à de pareilles spéculations. Et d’abord il examinait s’ils croyaient avoir assez approfondi les connaissances humaines, pour aller s’occuper de semblables matières, ou bien si, négligeant ce qui est du domaine de l’homme pour aborder ce qui appartient aux dieux, ils s’imaginaient agir d’une façon convenable. Il s’étonnait qu’ils ne vissent pas clairement que ces

  1. Les sophistes, dont il s’agit ici, et dont le nom n’était point alors considéré comme une désignation injurieuse, sont les Pythagoriciens. Ce sont les ennemis de Socrate qui ont déshonoré le nom de sophiste, autrefois synonyme de philosophe.