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aimerais-tu donc mieux me voir mourir justement qu’injustement[1] ? » Et en même temps il se mit à sourire.

On raconte encore qu’il dit en voyant passer Anytus : « Oui, cet homme est bien fier : il croit avoir fait quelque chose de grand et de beau en me tuant, parce que je lui dis un jour que, puisqu’il était élevé aux premières dignités de la république, il ne convenait pas qu’il fît élever son fils dans le métier de tanneur. Le misérable, continua Socrate, il semble ignorer que celui de nous deux qui n’a cessé toute sa vie de faire des actions utiles et honnêtes, est véritablement le vainqueur. Au reste, ajouta-t-il, puisque Homère attribue à quelques-uns de ses héros, au moment de leur mort, une connaissance anticipée de l’avenir[2], et moi aussi je veux vous faire une prédiction. Je me suis trouvé jadis quelques instants avec le fils d’Anytus, et il me parut avoir une âme qui ne manque pas d’énergie. Je prédis, en conséquence, que la condition servile où son père l’a placé, il n’y restera point ; mais que, faute d’un guide éclairé, il tombera dans quelque passion honteuse et roulera bien loin dans la perversité. » En parlant ainsi, Socrate ne se trompa point. Le jeune homme s’étant adonné au vin, ne cessa de boire ni jour, ni nuit, et devint enfin incapable de rien faire d’utile à l’État, à ses amis et à lui-même. Quant à Anytus, la mauvaise éducation de son fils et sa propre ignorance ont rendu, maintenant même qu’il n’est plus, son souvenir odieux.

  1. Diogène de Laërte, dans la vie de Socrate, rapporte que ce fut à Xanthippe, sa femme, et non pas à Apollodore, que le philosophe adressa ces paroles. Ce témoignage est confirmé par Valère Maxime et par Tertullien.
  2. Allusion à deux passages de l’Iliade, l’un, chant XVI, v. 851, où Patrocle, sur le point de mourir, annonce à Hector qu’il périra lui-même sous les coups d’Achille ; et l’autre, chant XXII, v. 358, où Hector, au moment d’être tué par Achille, prédit à ce héros que lui-même mourra de la main de Paris.