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n’ait aucune imperfection, vous rassemblez plusieurs modèles, vous prenez à chacun ce qu’il a de plus beau, et vous composez ainsi un ensemble d’une beauté parfaite[1] ? — C’est ce que nous faisons. — Mais quoi ! ce qu’il y a de plus attrayant, de plus ravissant, de plus aimable, de plus désirable, de plus séduisant, l’expression morale de l’âme, vous ne l’imitez point[2] ? ou bien est-elle inimitable ? — Mais le moyen, Socrate, de l’imiter ? elle n’a ni proportion, ni couleur, ni aucune des qualités que tu as détaillées ; en un mot, elle n’est pas visible. — Eh ! ne voit-on pas chez l’homme les regards exprimer tantôt l’affection, tantôt la haine ? — Je le crois. — Ne faut-il donc pas rendre ces expressions des yeux ? — Il le faut. — Quand des amis sont heureux ou malheureux, la physionomie est-elle la même chez ceux qui s’y intéressent ou chez les indifférents ? — Non, ma foi ! Dans le bonheur des amis, la joie, dans leur malheur, la tristesse est peinte sur les visages. — On peut donc aussi représenter ces sentiments ? — Oui, certes. — Il en est de même de la fierté et de l’indépendance, de l’humilité et de la bassesse, de la tempérance et de la raison, de l’insolence et de la grossièreté ; c’est par la physionomie et par l’attitude des hommes, debout ou en mouvement, que ces sentiments se produisent. — Tu dis vrai. — Il faut donc les imiter ? — D’accord. — Et qui crois-tu donc qui agrée le plus à voir, ou les hommes qui manifestent des sentiments beaux, honnêtes, aimables, ou ceux qui n’en font voir que de honteux, pervers et haïssables ? — Par Jupiter ! il y a bien de la différence, Socrate ! »

Il entra un jour chez Cliton[3], le statuaire, et, s’entretenant avec lui : « Te voilà, Cliton, lui dit-il, en train de faire des coureurs en pierre, des lutteurs, des pugiles, des pancratiastes, je le vois et je le sais. Mais ce qui ravit le plus l’âme des hommes par la vue, l’apparence même de la vie, comment la communiques-tu à tes statues ? » Et comme Cliton, embarrassé, hésitait à répondre : « Est-ce, dit Socrate, en modelant tes ouvrages sur des êtres vivants, que tu fais paraître tes statues

  1. C’était le procédé de Zeuxis. Cf. Cicéron, De l’invention, II, i ; et Pline l’Ancien, Hist. nat., XXXV, xxxvi.
  2. Nous avons vu dans la note 1 de la page 91 que c’était là le défaut de Parrhasius.
  3. On ne sait pas autre chose sur ce Cliton. Coray croit qu’il faut substituer à ce nom inconnu celui de Cléon, auteur de statues de philosophes ; mais rien ne justifie cette conjecture.