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Quand il fut revenu de prendre ses leçons, Socrate lui dit en se jouant : « Ne trouvez-vous pas, citoyens, que de même qu’Homère donne à Agamemnon le titre de respectable[1], ainsi ce jeune homme, après ses leçons de stratégie, paraît plus respectable encore ? Car si celui qui a appris à jouer du luth, est un joueur de luth, lors même qu’il n’en joue pas ; si celui qui a appris la médecine, est cependant médecin, lors même qu’il n’exerce pas, de la même manière, à partir de ce moment, ce jeune homme ne cesse pas d’être un stratége, lors même que personne ne le choisirait ; tandis que celui qui ne sait pas n’est ni stratége, ni médecin, fût-il choisi par tous les hommes. Mais, continua-t-il, afin que si quelqu’un de nous devenait jamais taxiarque ou lochage[2] sous tes ordres, nous fussions plus versés dans les choses de la guerre, dis-nous par où Dionysodore a commencé à t’enseigner la stratégie. » Alors le jeune homme : « Il a commencé, dit-il, par où il a également fini ; il m’a enseigné la tactique[3] et rien de plus. — Ce n’est pourtant là, reprit Socrate, qu’une bien petite partie de l’art du général[4] ; il faut encore qu’il sache se procurer tout le matériel de la guerre et fournir de tout le soldat ; qu’il soit fécond en expédients, entreprenant, soigneux, patient, entendu, indulgent et sévère, franc et rusé, cauteleux et agissant à la dérobée, prodigue et rapace, libéral et cupide, réservé et résolu ; enfin il faut avoir, pour être un bon stratége, toutes les autres qualités que donnent la nature et la science[5]. Il est beau de connaître aussi l’art de ranger des troupes ; car il y a une grande différence entre une armée bien rangée et des troupes en désordre : de même des pierres, des briques, des poutres, des tuiles jetées sans ordre, ne servent de rien ; mais si l’on dispose dans les fondements et sur les combles les matériaux qui ne peuvent ni se pourrir ni s’altérer, comme les pierres et les

  1. Iliade, III, 169, 170.
  2. La taxis se composait de 100 hommes environ, dont le chef se nommait taxiarque. Le loche ou lochos était de 16, 12, 10 ou 8 hommes, dont le commandant s’appelait lochage.
  3. C’est-à-dire l’art de ranger les troupes en bataille. Le mot tactique vient du grec τάσσω, ranger, et non pas, comme l’a écrit un général, fort respectable d’ailleurs, du latin tactum, supin du verbe tangere.
  4. Cr. Cyropédie, I, vi ; et VIII, v.
  5. C’est le portrait parfait d’un chef de condottieri.