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permis aux plus forts de se réunir pour marcher contre les plus faibles, ils seraient vainqueurs dans toutes les luttes et remporteraient tous les prix. Or, on ne permet pas de procéder ainsi ; mais, si dans les luttes politiques, où les hommes vertueux ont le dessus, on n’empêche pas un citoyen d’unir ses efforts à ceux d’un autre citoyen pour le bien de sa patrie, comment n’est-il pas avantageux, quand on a part au gouvernement, de s’attacher d’excellents amis, et de les avoir dans tout ce qu’on fait pour associés et pour appuis, plutôt que pour antagonistes ? C’est encore une chose évidente que, si l’on a une lutte à soutenir, on aura besoin d’alliés, et en nombre d’autant plus grand, qu’on aura à combattre contre des hommes de mérite et de vertu. Or, il faut faire du bien à ceux qui veulent devenir nos alliés, afin de leur donner du courage ; et alors il vaut beaucoup mieux faire du bien à un petit nombre d’hommes vertueux qu’à un plus grand nombre de méchants, puisqu’il faut rendre aux méchants beaucoup plus de services qu’aux gens de bien. Sois donc sans crainte, Critobule ; essaye de devenir bon, et, une fois bon, mets-toi à la poursuite des cœurs vertueux. Peut-être pourrai-je bien t’aider quelque peu dans cette poursuite, étant un homme qui s’entend à aimer. Il est étonnant, quand j’envie l’amitié de quelqu’un, comme je m’emploie à lui inspirer la même affection que je ressens pour lui, à lui faire partager mon désir, à lui faire aimer mes relations amicales. Je vois que tu auras aussi besoin de cette science, lorsque tu voudras former quelque liaison ; ne me cache donc pas ceux que tu voudras avoir pour amis : le soin que je mets à plaire à qui me plaît, m’a donné, je crois, une certaine expérience de la chasse aux hommes. »

Alors Critobule : « C’est là, Socrate, une science que je brûle depuis longtemps de connaître, surtout si elle me sert également avec ceux qui ont la beauté de l’âme et ceux qui ont la beauté du corps. — Mais, Critobule, repartit Socrate, ma science ne va pas jusqu’à n’avoir qu’à tendre la main pour arrêter ceux qui sont beaux. Je sais que les hommes fuyaient expressément Scylla[1], parce qu’elle jetait la main sur eux, tandis que les Sirènes, qui, au lieu de jeter les mains sur personne, charmaient de loin tout le monde, arrêtaient, dit-on, et séduisaient tous les auditeurs. — Eh bien ! dit Critobule, je ne jetterai les mains sur personne ; si

  1. Personnification des brisants de la mer de Sicile.