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DE DORIAN GRAY

d’avoir publié un livre de sonnets de second ordre, rend un homme parfaitement irrésistible. Il vit le poème qu’il ne peut écrire ; les autres écrivent le poème qu’ils n’osent réaliser.

— Je crois que c’est vraiment ainsi, Harry ? dit Dorian Gray parfumant son mouchoir à un gros flacon au bouchon d’or qui se trouvait sur la table. Cela doit être puisque vous le dites. Et maintenant je m’en vais. Imogène m’attend, n’oubliez pas pour demain… Au revoir.

Dès qu’il fut parti, les lourdes paupières de lord Henry se baissèrent et il se mit il réfléchir. Certes, peu d’êtres l’avaient jamais intéressé au même point que Dorian Gray et même la passion de l’adolescent pour quelque autre lui causait une affre légère d’ennui ou de jalousie. Il en était content. Il se devenait à lui-même ainsi un plus intéressant sujet d’études. Il avait toujours été dominé par le goût des sciences, mais les sujets ordinaires des sciences naturelles lui avaient paru vulgaires et sans intérêt. De sorte qu’il avait commencé à s’analyser lui-même et finissait par analyser les autres. La vie humaine, voilà ce qui paraissait la seule chose digne d’investigation. Nulle autre chose par comparaison, n’avait la moindre valeur. C’était vrai que quiconque regardait la vie et son étrange creuset de douleurs et de joies, ne pouvait supporter sur sa face le masque de verre du chimiste, ni empêcher les vapeurs sulfureuses de troubler son cerveau et d’embuer son imagination de monstrueuses fantaisies et de rêves difformes. Il y avait des poisons si subtils que pour connaître leurs propriétés, il fallait les éprouver soi-même. Il y avait des maladies si étranges qu’il fallait les avoir supportées pour en arriver à comprendre leur nature. Et alors, quelle récompense ;