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LE PORTRAIT

lever du rideau. Nous devons la voir dans le premier acte, quand elle rencontre Roméo.

— Six heures et demie ! En voilà une heure ! Ce sera comme pour un thé ou une lecture de roman anglais. Mettons sept heures. Aucun gentleman ne dîne avant sept heures. Verrez-vous Basil ou dois-je lui écrire ?

— Cher Basil ! je ne l’ai pas vu depuis une semaine. C’est vraiment mal à moi, car il m’a envoyé mon portrait dans un merveilleux cadre, spécialement dessiné par lui, et quoique je sois un peu jaloux de la peinture qui est d’un mois plus jeune que moi, je dois reconnaître que je m’en délecte. Peut-être vaudrait-il mieux que vous lui écriviez, je ne voudrais pas le voir seul. Il me dit des choses qui m’ennuient, il me donne de bons conseils.

Lord Henry sourit :

— On aime beaucoup à se débarrasser de ce dont on a le plus besoin. C’est ce que j’appelle l’abîme de la générosité.

— Oh ! Basil est le meilleur de mes camarades, mais il me semble un peu philistin. Depuis que je vous connais, Harry, j’ai découvert cela.

— Basil, mon cher enfant, met tout ce qu’il y a de charmant en lui, dans ses œuvres. La conséquence en est qu’il ne garde pour sa vie que ses préjugés, ses principes et son sens commun. Les seuls artistes que j’aie connus et qui étaient personnellement délicieux étaient de mauvais artistes. Les vrais artistes n’existent que dans ce qu’ils font et ne présentent par suite aucun intérêt en eux-mêmes. Un grand poète, un vrai grand poète, est le plus prosaïque des êtres. Mais les poètes inférieurs sont les plus charmeurs des hommes. Plus ils riment mal, plus ils sont pittoresques. Le simple fait