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LE PORTRAIT

— Je croyais que vous aviez quitté l’Angleterre.

— Darlington ne veut rien faire… Mon frère a enfin payé la note… Georges ne veut pas me parler non plus. Ça m’est égal, ajouta-t-il avec un soupir… Tant qu’on a cette drogue, on n’a pas besoin d’amis. Je pense que j’en ai eu de trop…

Dorian recula, et regarda autour de lui les gens grotesques, qui gisaient avec des postures fantastiques sur des matelas en loques… Ces membres déjetés, ces bouches béantes, ces yeux ouverts et vitreux, l’attirèrent… Il savait dans quels étranges cieux ils souffraient, et quels ténébreux enfers leur apprenaient le secret de nouvelles joies ; ils étaient mieux que lui, emprisonné dans sa pensée. La mémoire, comme une horrible maladie, rongeait son âme ; de temps à autre, il voyait les yeux de Basil Hallward fixés sur lui… Cependant, il ne pouvait rester là ; la présence d’Adrien Singleton le gênait ; il avait besoin d’être dans un lieu où personne ne sût qui il était ; il aurait voulu s’échapper de lui-même…

— Je vais dans un autre endroit, dit-il au bout d’un instant.

— Sur le quai ?…

— Oui…

— Cette folle y sera sûrement ; on n’en veut plus ici…

Dorian leva les épaules.

— Je suis malade des femmes qui aiment : les femmes qui haïssent sont beaucoup plus intéressantes. D’ailleurs, cette drogue est encore meilleure…

— C’est tout à fait pareil…

— Je préfère cela. Venez boire quelque chose ; j’en ai grand besoin.

–Moi, je n’ai besoin de rien, murmura le jeune homme.