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DE DORIAN GRAY

oranges en éventail. Un chien aboya comme ils passaient et dans le lointain cria quelque mouette errante. Le cheval trébucha dans une ornière, fit un écart et partit au galop…

Au bout d’un instant, ils quittèrent le chemin glaiseux, et éveillèrent les échos des rues mal pavées… Les fenêtres n’étaient point éclairées, mais ça et là, des ombres fantastiques se silhouettaient contre des jalousies illuminées ; il les observait curieusement. Elles se remuaient comme de monstrueuses marionnettes, qu’on eût dit vivantes ; il les détesta… Une rage sombre était dans son cœur.

Au coin d’une rue, une femme leur cria quelque chose d’une porte ouverte, et deux hommes coururent après la voiture l’espace de cent yards ; le cocher les frappa de son fouet.

Il a été reconnu que la passion nous fait revenir aux mêmes pensées… Avec une hideuse réitération, les lèvres mordues de Dorian Gray répétaient et répétaient encore la phrase captieuse qui lui parlait d’âme et de sens, jusqu’à ce qu’il y eût trouvé la parfaite expression de son humeur, et justifié, par l’approbation intellectuelle, les sentiments qui le dominaient… D’une cellule à l’autre de son cerveau rampait la même pensée ; et le sauvage désir de vivre, le plus terrible de tous les appétits humains, vivifiait chaque nerf et chaque fibre de son être. La laideur qu’il avait haïe parce qu’elle fait les choses réelles, lui devenait chère pour cette raison ; la laideur était la seule réalité.

Les abominables bagarres, l’exécrable taverne, la violence crue d’une vie désordonnée, la vilenie des voleurs et des déclassés, étaient plus vraies, dans leur