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LE PORTRAIT

les hommes, de me mêler à cette horreur ? J’aurais cru que vous connaissiez mieux les caractères. Votre ami lord Henry Wotton aurait pu vous mieux instruire en psychologie, entre autre choses qu’il vous enseigna… Rien ne pourra me décider à faire un pas pour vous sauver. Vous vous êtes mal adressé. Voyez quelqu’autre de vos amis ; ne vous adressez pas à moi…

— Alan, c’est un meurtre !… Je l’ai tué… Vous ne savez pas tout ce qu’il m’avait fait souffrir. Quelle qu’ait été mon existence, il a plus contribué à la faire ce qu’elle fut et à la perdre que ce pauvre Harry. Il se peut qu’il ne l’ait pas voulu, le résultat est le même.

— Un meurtre, juste ciel ! Dorian, c’est à cela que vous en êtes venu ? Je ne vous dénoncerai pas, ça n’est pas mon affaire… Cependant, même sans mon intervention, vous serez sûrement arrêté. Nul ne commet un crime sans y joindre quelque maladresse. Mais je ne veux rien avoir à faire avec ceci…

— Il faut que vous ayez quelque chose à faire avec ceci… Attendez, attendez un moment, écoutez-moi… Écoutez seulement, Alan… Tout ce que je vous demande, c’est de faire une expérience scientifique. Vous allez dans les hôpitaux et dans les morgues et les horreurs que vous y faites ne vous émeuvent point. Si dans un de ces laboratoires fétides ou une de ces salles de dissection, vous trouviez cet homme couché sur une table de plomb sillonnée de gouttières qui laissent couler le sang, vous le regarderiez simplement comme un admirable sujet. Pas un cheveu ne se dresserait sur votre tête. Vous ne croiriez pas faire quelque chose de mal. Au contraire, vous penseriez probablement travailler pour le bien de l’humanité, ou augmenter le trésor scientifique du monde,