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LE PORTRAIT

le tableau s’y trouvait encore… S’il avait été volé ? Cette pensée le remplissait d’horreur !… Le monde connaîtrait alors son secret… Ne le connaissait-il point déjà ?

Car bien qu’il fascinât la plupart des gens, beaucoup le méprisaient. Il fut presque blackboulé dans un club de West-End dont sa naissance et sa position sociale lui permettaient de plein droit d’être membre, et l’on racontait qu’une fois, introduit dans un salon du Churchill, le duc de Berwick et un autre gentilhomme se levèrent et sortirent aussitôt d’une façon qui fut remarquée. De singulières histoires coururent sur son compte alors qu’il eût passé sa vingt-cinquième année. Il fut colporté qu’on l’avait vu se disputer avec des matelots étrangers dans une taverne louche des environs de Whitechapel, qu’il fréquentait des voleurs et des faux monnayeurs et connaissait les mystères de leur art.

Notoires devinrent ses absences extraordinaires, et quand il reparaissait dans le monde, les hommes se parlaient l’un à l’autre dans les coins, ou passaient devant lui en ricanant, ou le regardaient avec des yeux quêteurs et froids comme s’ils étaient déterminés à connaître son secret.

Il ne porta aucune attention à ces insolences et à ces manques d’égards ; d’ailleurs, dans l’opinion de la plupart des gens, ses manières franches et débonnaires, son charmant sourire d’enfant, et l’infinie grâce de sa merveilleuse jeunesse, semblaient une réponse suffisante aux calomnies, comme ils disaient, qui circulaient sur lui… Il fut remarqué, toutefois, que ceux qui avaient paru ses plus intimes amis, semblaient le fuir maintenant. Les femmes qui l’avait farouchement adoré, et, pour lui, avaient bravé la censure sociale et défié les convenances, devenaient pâles de honte ou