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DE DORIAN GRAY

éveiller les dormeurs, qui auraient alors à rappeler le sommeil de sa cave de pourpre.

Des voiles et des voiles de fine gaze sombre se lèvent, et par degrés, les choses récupèrent leurs formes et leurs couleurs, et nous guettons l’aurore refaisant à nouveau le monde.

Les miroirs blêmes retrouvent leur vie mimique. Les bougies éteintes sont où nous les avons laissées, et à côté, gît le livre à demi-coupé que nous lisions, ou la fleur montée que nous portions au bal, ou la lettre que nous avions peur de lire ou que nous avons lue trop souvent… Rien ne nous semble changé.

Hors des ombres irréelles de la nuit, resurgit la vie réelle que nous connûmes. Il nous faut nous souvenir où nous la laissâmes ; et alors s’empare de nous un terrible sentiment de la continuité nécessaire de l’énergie dans quelque cercle fastidieux d’habitudes stéréotypées, ou un sauvage désir, peut-être, que nos paupières s’ouvrent quelque matin sur un monde qui aurait été refait à nouveau dans les ténèbres pour notre plaisir, un monde dans lequel les choses auraient de nouvelles formes et de nouvelles couleurs, qui serait changé, qui aurait d’autres secrets, un monde dans lequel le passé aurait peu ou point de place, aucune survivance, même sous forme consciente d’obligation ou de regret, la remembrance même des joies ayant son amertume, et la mémoire des plaisirs, ses douleurs.

C’était la création de pareils mondes qui semblait à Dorian Gray, l’un des seuls, le seul objet même de la vie ; dans sa course aux sensations, ce serait nouveau et délicieux, et posséderait cet élément d’étrangeté si essentiel au roman ; il adapterait certains modes de pensée qu’il savait étrangers à sa nature, s’abandonnerait à