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DE DORIAN GRAY

aussi éloignée des regards indiscrets. Il en avait la clef, nul autre que lui n’y pourrait pénétrer. Sous son linceul de soie la face peinte sur la toile pourrait devenir bestiale, boursouflée, immonde. Qu’importait ? Nul ne la verrait. Lui-même ne voudrait pas la regarder… Pourquoi surveillerait-il la corruption hideuse de son âme ? Il conserverait sa jeunesse, c’était assez, Et, en somme, son caractère ne pouvait-il s’embellir ? Il n’y avait aucune raison pour que le futur fût aussi plein de honte… Quelque amour pouvait traverser sa vie, la purifier et la délivrer de ces péchés rampant déjà autour de lui en esprit et en chair — de ces péchés étranges et non décrits auxquels le mystère prête leur charme et leur subtilité. Peut-être un jour l’expression cruelle abandonnerait la bouche écarlate et sensitive, et il pourrait alors montrer au monde le chef-d’œuvre de Basil Hallward.

Mais non, cela était impossible. Heure par heure, et semaine par semaine, l’image peinte vieillirait : elle pourrait échapper à la hideur du vice, mais la hideur de l’âge la guettait. Les joues deviendraient creuses et flasques. Des pattes d’oies jaunes cercleraient les yeux flétris, les marquant d’un stigmate horrible. Les cheveux perdraient leur brillant ; la bouche affaissée et entr’ouverte aurait cette expression grossière ou ridicule qu’ont les bouches des vieux. Elle aurait le cou ridé, les mains aux grosses veines bleues, le corps déjeté de ce grand-père qui avait été si dur pour lui, dans son enfance. Le tableau devait être caché aux regards. Il ne pouvait en être autrement.

— Faites-le rentrer, s’il vous plaît, M. Hubbard, dit-il avec peine en se retournant, je regrette de vous tenir si longtemps, je pensais à autre chose.