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LE PORTRAIT

— Mon cher Basil, que sais-je ? murmura Dorian Gray en buvant à petits coups d’un vin jaune pâle dans un verre de Venise, délicatement contourné et doré, en paraissant profondément ennuyé. J’étais à l’Opéra, vous auriez dû y venir. J’ai rencontré pour la première fois lady Gwendoline, la sœur d’Harry. Nous étions dans sa loge. Elle est tout à fait charmante et la Patti a chanté divinement. Ne parlez pas de choses horribles. Si l’on ne parlait jamais d’une chose, ce serait comme si elle n’était jamais arrivée. C’est seulement l’expression, comme dit Harry, qui donne une réalité aux choses. Je dois dire que ce n’était pas l’unique enfant de la pauvre femme. Il y a un fils, un charmant garçon je crois. Mais il n’est pas au théâtre. C’est un marin, ou quelque chose comme cela. Et maintenant parlez-moi de vous et de ce que vous êtes en train de peindre ?

— Vous avez été à l’Opéra ? dit lentement Hallward avec une vibration de tristesse dans la voix. Vous avez été à l’Opéra pendant que Sibyl Vane reposait dans la mort en un sordide logis ? Vous pouvez me parler d’autres femmes charmantes et de la Patti qui chantait divinement, avant que la jeune fille que vous aimiez ait même la quiétude d’un tombeau pour y dormir ?… Vous ne songez donc pas aux horreurs réservées à ce petit corps lilial !

— Arrêtez-vous, Basil, je ne veux pas les entendre ! s’écria Dorian en se levant. Ne me parlez pas de ces choses. Ce qui est fait est fait. Le passé est le passé.

— Vous appelez hier le passé ?

— Ce qui se passe dans l’instant actuel va lui appartenir. Il n’y a que les gens superficiels qui veulent des années pour s’affranchir d’une émotion. Un homme maître de lui-même, peut mettre fin à un chagrin aussi facilement qu’il peut inventer un plaisir. Je ne veux pas