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DE DORIAN GRAY

absolument rien… Par le ciel ! mon cher ami, n’ayez pas l’air si tragique ! Le secret de rester jeune est de ne jamais avoir une émotion malséante. Venez au club avec Basil et moi, nous fumerons des cigarettes en buvant à la beauté de Sibyl Vane ; elle est certainement belle : que désirez-vous de plus ?

— Allez-vous-en, Harry ! cria l’enfant. J’ai besoin d’être seul. Basil, vous aussi, allez-vous-en ! Ah ! ne voyez-vous que mon cœur éclate !

Des larmes brûlantes lui emplirent les yeux ; ses lèvres tremblèrent et se précipitant au fond de la loge, il s’appuya contre la cloison et cacha sa face dans ses mains…

— Allons-nous-en, Basil, dit lord Henry d’une voix étrangement tendre. Et les deux jeunes gens sortirent ensemble.

Quelques instants plus tard, la rampe s’illumina, et le rideau se leva sur le troisième acte. Dorian Gray reprit son siège ; il était pâle, mais dédaigneux et indifférent. L’action se traînait, interminable. La moitié de l’auditoire était sortie, en faisant un bruit grossier de lourds souliers, et en riant. Le fiasco était complet. Le dernier acte fut joué devant les banquettes. Le rideau s’abaissa sur des murmures ou des grognements.

Aussitôt que ce fut fini, Dorian Gray se précipita par les coulisses vers le foyer… Il y trouva la jeune fille seule ; un regard de triomphe éclairait sa face. Dans ses yeux brillait une flamme exquise ; une sorte de rayonnement semblait l’entourer. Ses lèvres demi ouvertes souriaient à quelque mystérieux secret connu d’elle seule.

Quand il entra, elle le regarda, et sembla soudainement possédée d’une joie infinie.