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LE PORTRAIT

chaient sur les balustrades. Ils échangeaient des paroles d’un bout à l’autre du théâtre et partageaient des oranges avec des filles habillées de couleurs voyantes, assises à côté d’eux. Quelques femmes riaient au parterre. Leurs voix étaient horriblement perçantes et discordantes. Un bruit de bouchons sautant arrivait du bar.

— Quel endroit pour y rencontrer sa divinité, dit lord Henry.

— Oui, répondit Dorian Gray. C’est ici que je la rencontrai, et elle est divine au-delà de tout ce qu’on peut concevoir. Vous oublierez toute chose quand elle jouera. On ne fait plus attention à cette populace rude et commune, aux figures grossières et aux gestes brutaux dès qu’elle entre en scène ; ces gens demeurent silencieux et la regardent ; ils pleurent, et rient comme elle le veut ; elle joue sur eux comme sur un violon ; elle les spiritualise, en quelque sorte, et l’on sent qu’ils ont la même chair et le même sang que soi-même.

— La même chair et le même sang que soi-même ! Oh ! je ne crois pas, s’exclama lord Henry qui passait en revue les spectateurs de la galerie avec sa lorgnette.

— Ne faites pas attention à lui, Dorian, dit le peintre. Je sais, moi, ce que vous voulez dire et je crois en cette jeune fille. Quiconque vous aimez doit le mériter et la personne qui a produit sur vous l’effet que vous nous avez décrit doit être noble et intelligente. Spiritualiser ses contemporains, c’est quelque chose d’appréciable… Si cette jeune fille peut donner une âme à ceux qui jusqu’alors ont vécu sans en avoir une, si elle peut révéler le sens de la Beauté aux gens dont les vies furent sordides et laides, si elle peut les dépouiller de leur