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LE PORTRAIT

votre père, et c’était un gentleman ; il avait de hautes relations.

Un juron s’échappa de ses lèvres :

— Pour moi, ça m’est égal, s’écria-t-il, mais ne laissez pas Sibyl… C’est un gentleman, n’est-ce pas, qui est son amoureux, du moins il le dit. Il a aussi de belles relations sans doute, lui !

Une hideuse expression d’humiliation passa sur la figure de la vieille femme. Sa tête se baissa, elle essuya ses yeux du revers de ses mains.

— Sibyl a une mère, murmura-t-elle. Je n’en avais pas.

Le jeune homme s’attendrit. Il vint vers elle, se baissa et l’embrassa.

— Je suis fâché de vous avoir fait de la peine en vous parlant de mon père, dit-il, mais je n’en pouvais plus. Il faut que je parte maintenant. Au revoir ! N’oubliez pas que vous n’avez plus qu’un enfant à surveiller désormais, et croyez-moi, si cet homme fait du tort à ma sœur, je saurai qui il est, je le poursuivrai et le tuerai comme un chien. Je le jure !…

La folle exagération de la menace, le geste passionné qui l’accompagnait et son expression mélodramatique, rendirent la vie plus intéressante aux yeux de la mère. Elle était familiarisée avec ce ton. Elle respira plus librement, et pour la première fois depuis des mois, elle admira réellement son fils. Elle aurait aimé à poursuivre cette scène dans cette note émouvante, mais il coupa court. On avait descendu les malles et préparé les couvertures. La bonne de la logeuse allait et venait, il fallut marchander le cocher. Les instants étaient absorbés par de vulgaires détails. Ce fut avec un nouveau désappointement qu’elle agita le mouchoir de dentelle par la fenêtre quand son fils partit en voiture. Elle sen-