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DE DORIAN GRAY

rait chacune des minutes lui restant à vivre là…

Après un moment, il écarta son assiette et cacha sa tête dans ses mains. Il lui semblait qu’il avait le droit de savoir. On le lui aurait déjà dit si c’était ce qu’il pensait. Sa mère le regardait, pénétrée de crainte. Les mots tombaient de ses lèvres, machinalement. Un mouchoir de dentelle déchiré s’enroulait à ses doigts. Lorsque six heures sonnèrent, il se leva et alla vers la porte. Il se retourna et la regarda. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle semblait demander pardon. Cela l’enragea…

— Mère, j’ai quelque chose à vous demander, dit-il.

Elle ne répondit pas et ses yeux vaguèrent par la chambre.

— Dites-moi la vérité, j’ai besoin de la connaître. Étiez-vous mariée avec mon père ?

Elle poussa un profond soupir. C’était un soupir de soulagement. Le moment terrible, ce moment que jour et nuit, pendant des semaines et des mois, elle attendait craintivement était enfin venu et elle ne se sentait pas effrayée. C’était vraiment pour elle comme un désappointement. La question ainsi vulgairement posée demandait une réponse directe. La situation n’avait pas été amenée graduellement. C’était cru. Cela lui semblait comme une mauvaise répétition.

— Non, répondit-elle, étonnée de la brutale simplicité de la vie.

— Mon père était un gredin, alors ! cria le jeune homme en serrant les poings.

Elle secoua la tête :

— Je savais qu’il n’était pas libre. Nous nous aimions beaucoup tous deux. S’il avait vécu, il aurait amassé pour nous. Ne parlez pas contre lui, mon fils. C’était