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Le Neveu de la fruitière «  Comment, malheureux répétait à son fils lce père Lazare, cuisinier à Versailles tu auras six ans à Noël, et tu ne pos- sèdes pas encore le moindre talent d'agrément tu ne sais ni tourner la broche, ni écumer le pot l Et il faut avouer que le père Lazare avait quelque raison dans ses réprimandes, car, au moment où se passe cette scène, en 1776, il venait de surprendre son héritier présomptif en flagrant délit d'espièglerie et de paresse, s'escrimant, armé d'une bro- chette en guise de fleuret, contre le mur enfumé de la cuisine, sans souci d'une volaille qui attendait piteusement sur la table le moment d'être empalée, et de la marmite paternelle, qui jetait en murmurant des cascades d'écume dans les cendres. «  Allons, pardonnez-lui et embrassez-le, ce pauvre enfant, il ne le fera plus », disait une paysanne jeune encore, fruitière à Montreuil et sœur de l'irritable cuisinier. Marthe (c'était son nom) était venue à Versailles sous prétexte de consulter son frère sur je ne sais quel procès, mais en effet pour apporter des baisers et des pêches à son neveu dont elle était folle. Tout, dans le caractère et l'extérieur de cet enfant, pouvait justifier cette affection extraordinaire car il était espiègle et turbulent, mais bon et sensible, et gentil, gentil qu'on se tenait à quatre en le voyant pour ne pas manger de caresses ses petites joues, plus fraîches et plus vermeilles que les pêches de sa tante. Mais le père Lazare grondait toujours. «  Six ans répétait-il, et ne pas savoir écumer le pot Je ne pourrai jamais rien faire de cet enfant-là 1 » Le père Lazare, voyez-vous, était un de ces cuisiniers ren- forcés et fanatiques, qui regardent leur métier comme le pre- miei de tous, comme un art, comme un culte; dont la m,ain est posée fièrement sur un couteau de cuisine, comme celé d'un pacha sur son yatagan (1); qui dépouillent une oie avec l'air solennel d'un hiérophante (2) consultant les entrailles sacrées, battent une omelette avec la majesté de Xerxès fouettant la mer; qui blanchissent sous l'inamovible bonnet de coton, et tiendraient volontiers, en mourant, la queue d'une poêle, comme les Indiensidévots tiennent, dit-on, la queue d'une vache. Il n'y a plus de ces hommes-là. Quant à Marthe la fruitière, c'était une bonne et simple créa- ture, si- bonne qu'elle en était. non pas bête, comme on dit 1, Yataf/ên sabre turc & lamo recourbée. - 2: Hiérophante prêtre qui, dans l'an- tiquité, présidait aux mystères d'Eleusis.