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«  Mon Dieu! » gémit Bersheim. Et Du Breuil vit bien qu'il n'osait pas secourir l'Allemand devant lui, à cause de lui, offi- cier, dont tarit de camarades, tant de frères inconnus saignaient là, pêle-mêle. Il eut un déchirement brusque. Ah! quelle pitié, quelle pitié que cette boucherie C'était un homme, ce Prussien! «  Prenez-le, dit-il tout bas. Oui, oui, fit Bersheim. Aide-moi, Thibaut. Merci, merci, camarates! » répéta le blessé; et il fit effort pour se lever, mais un flot de sang jaillit de sa bouche; on le lâcha il était mort. PAUL et VICTOR MARGUERITTE, Le Désastre (Pion, Nourrit et C' édit.) . Amis d'enfance Le fils d'un ingénieur alsacien au service de la Turquie a été, à Arnaut Koï, sur les rives du Bosphore, le camarade de jeu des fils de l'ambassadeur prussien. Pendant quelques moins, ils ont été insépa- rables puis la destinée les a séparés chacun est rentré dans son pays. Quinze ans se sont passés. La guerre a éclaté entre la France et l'Allemagne. Les Prussiens viennent de prendre d'assaut le cimetière de Saint-Privat. A LA tête DES PRUSSIENS marchait un officier, un homme en- core jeune, la tunique trouée par les balles, mais indemne lui- même. De l'autre côté, adossé à une croix, l'officier qui avait commandé les Français était assis, un homme jeune lui aussi; son visage était pâle comme la mort; un vieux sergent, debout auprès de lui, pressait un mouchoir sur sa poitrine, d'où le sang coulait. Alors se passa une scène singulière. Tandis qu'agresseurs et défenseurs, vainqueurs et vaincus, demeuraient en face les uns des autres, silencieux, haletants, l'officier prussien s'approcha du Français qui ne le voyait pas venir, ayant fermé les yeux et semblant déjà, dans cette lutte dernière contre la mort, ne plus entendre et ne plus voir. Le Prussien le fixa, comme pour se demander « Est-ce bien lui? » puis il se pencha vers le blessé et lui dit im mot. Comme le Français ne bougeait pas, il répéta ce mot tout haut, le plus haut qu'il put, et c'était un mot que ni ses hommes, ni ceux du mourant ne pouvaient compren- dre, car il n'était ni français ni allemand « Arnaut Koï 1» Quand l'agonisant entendit ce mot, ses yeux se rouvrirent, de beaux yeux noirs sur son pâle visage passa comme une expres- sion d'étonnement, une envie d'interroger, une dernière et, ra- pide pensée terrestre; il tourna les yeux vers le Prussien; ses