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Qui sait cela? Tous les hommes en parlent depuis des siècles et des siècles,, tous y pensent et personne ne peut le dire. Moi, dans mon ardeur de vivre, je regardais cette lueur, comme un malheureux qui se noie regarde le rivage. je me cramponnais pour la voir, et mon cœur grelottait d'espérance. Je voulais crier, ma voix n'allait pas plus loin que mes lèvres le bruissement de la pluie dans les arbres et sur les toits cou- vrait tout, ei malgré cela je me disais « Ils m'entendent. ils viennent » Il me semblait voir la lanterne remonter le sen- tier du jardin, et la lumière grossir à chaque pas; mais, après avoir erré quelques instants sur le champ de bataillé, elle entra lentement dans un pli de terrain et disparut. Alors je retombai sans connaissance. Erckmann-Chatrian, Histoire d'un Conscrit de 1813 (Hetzel, édit.). Humanité LE grand-pkre. Tu seras un jour soldat, comme ton frère Louis; s'il t'arrive de te battre, tu te battras en conscience, parce que c'est ton devoir; mais une fois le combat fini, si ton ennemi est blessé, ne vois plus en lui qu'un frère malheureux. Vous n'avez pas la même patrie, mais vous en avez chacun une, et il a fait son devoir envers la sienne, comme toi envers la tienne; vous ne parlez pas la même langue, mais il a des senti- ments pareils aux tiens; il a un pays comme toi, une famille comme toi, et il les regrette. Aie pitié de lui; soigne-le, con- sole-le. Tu mériteras peut-être que, si toi aussi, tu tombes un jour blessé, il vienne un ennemi qui te soigne et te console. Cela, Jean, c'est l'humanité. J'ai été .si content de toi que je veux te raconter une histoire. C'est une histoire de M. Tourgueneff, un écrivain russe qui en invente de bien jolies; mais celle-ci est tout 4 fait vraie. Il y a un peu plus de vingt ans de cela, nous avons eu une querelle avec les Russes, et nous sommes allés chez eux en Cri- mée. Il y avait eu un combat; le soir, deux blessés se trouvèrent étendus côte à côte sur le champ de bataille; on n'eut pas le temps de les relever. L'un était un Français, l'autre était un Russe; ils souffraient cruellement, ils essayèrent de se parler, et, s'ils ne se comprirent pas beaucoup, ils se témoignèrent du moins de l'amitié, qui adoucit leurs maux. La nuit vint; un des deux s'endormit. Le lendemain, quand il s'éveilla tout à fait, il vit sur lui un manteau qu'il ne connaissait pas; il chercha ^on voisin; celui-ci était mort et, au moment de mourir, il avait ôté son manteau et l'avait étendu sur son compagnon de misère.