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vanche. Nous étions près d'Épernay et nous tournions les hau- teurs qui l'environnent. Le soir venait, et, après avoir occupé le jour entier à nous refaire, nous passions près d'un joli châ- teau blanc à tourelle, nommé Boursault, lorsque le colonel m'appela. Il m'emmena à part, pendant qu'on formait les fais- ceaux, et me dit de sa vieille voix enrouée << Vous voyez bien là-haut une grange, sur cette colline cou- pée à pic, là où se promène ce grand nigaud de factionnaire russe avec son bonnet d'évêque Oui, oui, dis-je, je vois parfaitement le grenadier et la grange. Eh bien, vous qui êtes un ancien, il faut que vous sachiez que c'est là le point que les Russes ont pris avant-hier et qui occup,e le plus l'Empereur, pour le quart d'heure. Il me dit que c'est la clef de Reims, et ça pourrait bien être. En tout cas, nous allons jouer un tour à Woronzoff. A onze heures du soir, vous prendrez deux cents de vos lapins (1), vous surprendrez le corps de garde qu'ils ont établi dans cette grange. Mais, de peur de donner l'alarme, vous enlèverez ça à la baïgnnette. » Il prit et m'offrit une prise de tabac, et, jetant le reste peu à peu, comme je fais là, il me dit, en prononçant un mot à chaque grain semé au vent « Vous sentez bien que je serai par là, derrière vous, avec ma colonne. Vous n'aurez guère perdu que soixante hommes, vous aurez les six pièces (2) qu'ils ont placées là. Vous les tournerez du côté de Reims. A onze heures. onze heures et demie, la position sera à nous. Et nous dormirons jusqu'à trois heures pour nous reposer un peu. de la petite affaire (3) de Craonne, qui n'était pas, comme on dit, piquée des vers (4). Ça suffit », lui dis-je; et je m'en allai, avec mon lieutenant en second, préparer un peu notre soirée. L'essentiel, comme vous voyez, était de ne pas faire de bruit. Je passai l'inspection des armes et je fis enlever, avec le tire-bourre (5), les cartouches de toutes celles qui étaient chargées. Ensuite, je me promenai quelque temps avec mes sergents, en attendant l'heure: A dix heures et demie, je leur fis mettre leur capote sur l'habit et le fusil caché sous la capote car, quelque chose qu'on fasse, la baïonnette, comme vous voyez ce soir, se voit toujours, et, quoi- qu'il fit-autrement sombre qu'à présent, je ne m'y fiais pas. J'avais observé les petits sentiers bordés de haies· qui condui- saient au corps de garde russe, et j'y fis monter les plus déter- 1. Lapins autro expression familière pour qualifier do vioux braves. 2. Pièce8 les canons mis en batterie à cet endroit. 3. A/faire engagement militaire. 4. Expression familière dont on se sert d'habitude pour désigner une chose do bonne qualité. Ici, le capitaine veut dire que l'aifaire était d'importance. 5. Tire-bourre baguette do fer dont on se servait pour enlever la bourre; les fusils de cotte époque se chargeaientpar le canon.