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Les gens de la ferme arrivaient à leur tour, qui se mirent avec le patron assommer le mendiant. Puis, quand ils furent las de le battre, ils le ramassèrent et l'emportèrent, et l'enfermèrent dans le bûcher pendant qu'on allait chercher les gendarmes. Cloche, à moitié mort, saignant et crevant de faim, demeura couché sur le sol. Le soir vint, puis la nuit, puis l'aurore. Il n'avait toujours pas mangé. Vers midi, les gendarmes parurent et ouvrirent la porte avec précaution, s'attendant à une résistance, car maître Chiquet prétendait avoir été attaqué par- le gueux et ne s'être défendu qu'à grand'peine. Le brigadier cria «  Allons, debout Mais Cloche ne pouvait plus remuer; il essaya bien de se hisser sur ses pieux, il n'y parvint point. On crut à une feinte, à une ruse, à un mauvais vouloir de malfaiteur, et les deux hommes armés, le rudoyant, l'empoignèrent et le plantèrent de force sur ses béquilles. La peur l'avait saisi, cette peur native des baudriers jaunes, cette peur du gibier devant le chasseur, de la souris devant le chat. Et par des efforts surhumains, il réussit à rester debout. «  En route dit le brigadier. » Il marcha. Tout le personnel de la ferme le regardait partir. Les femmes lui montraient le poing; les hommes ricanaient, l'injuriaient; on l'avait pris enfin Bon débarras. Il s'éloigna entre ses deux gardiens. Il trouva l'énergie dé- sespérée pour se traîner jusqu'au soir, abruti, ne sachant seu- lement plus ce qui lui arrivait, trop effaré pour rien comprendre. Des gens qu'on rencontrait s'arrêtaient pour le voir passer, et les paysans murmuraient «  C'est quéque voleux » On parvint vers la nuit au chef-lieu du canton. Il n'était jamais venu jusque-là. Il ne se figurait pas vraiment ce qui se passait ni ce qui pouvait survenir. 'Toutes ces choses terribles, imprévues, ces figures et ces maisons nouvelles le consternaient. Il ne prononça pas un mot, n'ayant rien à dire, car il ne com- prenait plus rien. Depuis tant d'années d'ailleurs qu'il ne par- lait à personne, il avait à peu près perdu l'usage de sa langue et sa pensée aussi était trop confuse pour se formuler par des paroles. On l'enferma dans la prison du bourg. Les gendarmes ne pensèrent pas qu'il pouvait avoir besoin de manger, et on le laissa jusqu'au lendemain. Mai.s quand on vint pour l'interroger, au petit matin, on le trouva mort sur le sol. Quelle surprise Guï m Maupassant, Contes du jour et de la nuit (Ollendorff, 4dit.).