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Mon oncle Joseph Mon ONCLE Joseph, mon tonton, comme je dis, est un paysan qui s'est fait ouvrier. Il a vingt-cinq ans, et il est fort comme un bœuf; il ressemble à un joueur d'orgue; la peau brune, de grands yeux, une bouche large, de belles dents; la barbe très noire, un buisson de cheveux, un cou de matelot, des mains énormes toutes couvertes de verrues, ces fameuses verrues qu'il gratte pendant la prièrel Il est compagnon du devoir (1), il a une grande canne avec de longs rubans, et il m'emmène quelquefois chez la mère des menuisiers (2). On boit, on chante, on fait des tours de force, il me prend par la ceinture, me jette en l'air, me rattrape, et nie jette encore. J'ai plaisir et peur puis je grimpe sur les genoux des compagnons;je touche à leurs mètres et à leurs compas, je goûte au vin qui me fait mal, je me cogne au chef- d'œuvre (3); je renverse des planches et m'éborgne à leurs grands faux-cols, je m'égratigne à leurs pendants d'oreilles. Ils ont des pendants d'oreilles. «  Jacques, est-ce que tu t'amuses mieux avec ces « messieurs «de la bachellerie » qu'avec nous? Oh!maisnon1 » Il appelle « messieurs de la bachellerie », les instituteurs, professeurs, maîtres de latinage ou de dessin, qui viennent quelquefois à la maison et qui parlent du collège, tout le temps ce jour-là, on m'ordonne majestueusement de rester tranquille, on me défend de mettre mes coudes sur la table, je ne dois pas remuer les jambes, et je mange le gras de caux qui ne l'aiment pasl Je m'ennuie beaucoup avec ces messieurs de la bachel- lerie, et je suis si heureux avec les menuisiers 1 Je couche à côté de tonton Joseph, et il ne s'endort jamais sans m'avoir conté des histoires, il en sait tout plein puis il bat la retraite avec ses mains sur son ventre. Le matin, il m'apprend à donner des coups de poing, et il se fait tout petit pour me présenter sa grosse poitrine à frapper; j'essaie aussi lé coup de pied, et je tombe presque toujours. Quand je me fais mal, je ne pleure pas, ma mère viendrait. 'Il'part le matin et revient le soir. 1. Compagnon du les devoir étaient las membres d'une as- sociation ouvrière, sous Louis-Philippe. Ils avaient des usages communs, et des signes pour se reconnaître. 2. La mère des menuisiers on appelait lit mère la patronne de J'auberge ou les compagnons se réunissaient, r- 3, le chef-d'œuvre tont ouvrier, pour entrer dans une do ces associations, devait subir un examen et faire un travail difficile qu'on appelait chef-d'œuvre. -