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Je n'avais aucune heure fixe, ni pour me lever, ni pour déjeu- ner j'étais censé étudier jusqu'à midi; la plupart du temps je ne faisais rien. A onze heures et demie, on sonnait le dîner que l'on servait à midi. La grand'salle était à la fois salle à manger et salon on d2nait. et l'on soupait à l'une de ses extrémités du' côté de l'est; après le repas, on se venait placer à l'autre extrémité du côté de l'ouest, devant une énorme cheminée. Le dîner fait, on restait ensemble jusqu'à deux heures. Alors,, si, l'été, mon père prenait lé divertissement de la pêche, visitait ses potagers, se promenait dans l'étendue du vol du chapon (1) si, l'automne et l'hiver, il partait pour la chasse, ma mère se retirait dans la chapelle, où elle passait quelques heures en prière. Mon père parti et ma mère en prière, Lucile s'enfermait dans sa chambre je regagnais ma cellule, ou j'allais courir les champs. A huit heures, la cloche annonçait le souper. Après le souper, dans les beaux jours,' on s'asseyait sur le perron. Mon p,ère, armé de son fusil, tirait des chouettes qui sortaient dès curé- neaux à l'entrée de la nuit. Ma mère, Lucile' et moi, nous regar- dions,le ciel, lés bois, les derniers rayons du soleil, les premières étoiles. Àdix' heures, l'on rentrait et l'on se couchait. Les soirées d'automne et d'hiver étaient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre çojiyives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait en soupirant sur un vieux lit de jour, de siamoise flambée (2); on mettait devant elle un guéri- don avec une bougie. Je m'asseyais auprès du feu avec Lucile; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade qui ne cessait qu'à l'heure de son coucher. Il était vêtu d'une robe de ratine blanche, ou plu- tôt d'une espèce de manteau, que je n'ai vu qu'à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant, il s'éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie, qu'on ne le voyait plus; on l'entendait seulement encore mar- cher dans les ténèbres; puis il revenait lentement vers la lu- mière et émergeait peu à peu de l'obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix basse 1. Dans l'étendue du vol du chapon .'ancien terme de droit pour désignerla bande de terrain qui entoure un manoir, aussi loin que s'étend le vol d'un chapon. t. Siamoise flambée ancienne étoffe de (il et coton (d'abord fabriquée à Siam). Flambée veut dire qu'on l'avait passée au fou pour enlever le duvet du coton.