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gent. Je ne pouvais pas le croire. Je priai ma mère. J'obtins facilement la grâce de mon ami. Quelques jours après, ma mère allant à la ville me mena avec elle et me fit passer, comme par hasard, dans la cour d'une boucherie. Je vis des hommes, les bras nus et sanglants, qui assommaient un boeuf d'autres qui égorgeaient des veaux et des moutons, et qui dépeçaient leurs membres encore pan- telants. Des ruisseaux de sang fumaient ça et là sur le pavé. Une profonde pitié mêlée d'horreur me saisit. Je demandai à passer vite. L'idée de ces scènes horribles et dégoûtantes, pré- liminaires obligés d'un de ces plats de viande que je voyais servis sur la table, me fit prendre la nourriture animale en dégoût et les bouchers en horreur. Bien que la nécessité de se conformer aux conditions de la société où l'on vit m'ait fait depuis manger tout ce que le monde mange, j'ai conservé une répugnance raisonnée pour la chair cuite, et il m'a toujours été difficile de ne pas voir dans l'état de boucher quelque chose de l'état de bourreàu. Je ne vécus donc, jusqu'à douze ans, que de pain, de laitage, de lé- gumes et de fruits. Ma santé n'en fut pas moins forte. LAMARTINE, Les Confidences (Hachette, édit.). L'Abattoir EN REVENANT VERS LA VILLE, nous avons entendu sortir de dessous le toit d'ardoises d'un bâtiment carré des gémisse- ments et des bêlements plaintifs. C'était l'abattoir. Sur le seuil, un grand chien lapait dans une mare de sang et tirait lentement du bout des dents le cordon bleu des intes- tins d'un bœuf qu'on venait de lui jeter. La porte des cabines était ouverte. Les bouchers bèsognaient, les bras retroussés. Suspendu, la tête en bas et les pieds passés par un tendon dans un bâton tombant du plafond, un bœuf, soufflé et gonflé comme une outre, avait la peau du ventre fendue en deux lam- beaux. On voyait s'écarter doucement avec elle la couche de graisse qui la doublait, et successivement apparaître dans l'in- térieur, au tranchant du couteau, un tas de choses vertes, rouges et noires, qui avaient des couleurs superbes. Les en- trailles fumaient; la vie s'en échappait dans une fumée tiède et nauséabonde. Près de là, un veau couché par terre fixait sur la rigole de sang ses gros yeux ronds épouvantés, et trem- blait convulsivement malgré les liens qui hii' serraient les pattes. Ses flancs battaient, ses narines s'ouvraient. Les autres loges étaient remplies de râles prolongées, de bêlements chevro- tants, de beuglements rauques. On distinguait la voix de ceux