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Une Rosse Une troupe de conzédiens parcourt, en hiver, la province, ait temps, dit roi Louis Xl'II. Ils vont de ville en ville, à pied, menant un chariot qui porte leurs pauvres bagages. LE CHAIUOT, TRAÎNÉ PAR QUATRE BÛTES VIGOUREUSES au départ, n'avait plus qu'un cheval, et quel cheval une misérable rosse qui semblait s'être nourrie, au lieu de foin et d'avoine, avec des cercles de barriques, tant ses côtes. étaient saillantes. Les os de ses hanches perçaient la peau, et les muscles détendus de ses cujsses se dessinaient par de grandes rides flasques; des éparvins (1) gonflaient ses jambes hérissées de longs poils. Sur son garrot (2), à la pression d'un collier dont la bourre avait

disparu, s'avivaient des écorchures saigneuses, et les coups de

fouet zébraient comme des hachures les flancs meurtris du pauvre animal. Sa tête était tout un poème de mélancolie et de souffrance. Derrière ses yeux se creusaient de profondes sa- lières qu'on aurait cru évidées au scalpel. Ses prunelles bleuâ- tres avaient le regard morne, résigné et pensif de la bête surmenée. L'insouciance des coups produite par l'inutilité de l'effort s'y lisait tristement, et le claquement de la lanière ne pouvait plus en tirer une étincelle de vie. Ses oreilles éner- vées, dont l'une avait le bout fendu, pendaient piteusement de chaque côté du front, et scandaient, par leur oscillation, le rythme inégal de la marche. Une mèche de la crinière, de blanche devenue jaune, entremêlait ses filaments à la tétière, dont le cuir savait usé les protubérances osseuses des joues mises en relief par la maigreur. Les cartilages des narines laissaient suinter l'eau d'une respiration pénible, et les barres fatiguées faisaient la moue comme des lèvres maus- sades. Sur son pelage blanc, truité de roux, la sueur avait tracé des filets pareils à ceux dont la pluie raye le plâtre des mu- raille^ agglutiné sous le ventre des flocons de poil, délavé les membres inférieurs et fait avec la crotte un affreux ciment. Rien n'était plus lamentable à voir, et le cheval que monte la Mort dans l'Apocalypse eût paru une bête fringante propre à parader aux carrousels, à côté de ce pitoyable et désastreux animal dont les épaules semblaient se disjoindre à chaque pas, et qui, d'un œil douloureux, avait l'air d'invoquer comme une grâce le coup d'assommoir de l'équarrisseur. Théophile Gautier, ,Le Capitaine Fracasse (Fasquelle, édit.), i. Uimroins sorto do tumeurs dures aux jarrets d'un cheval. z. Garrot chez le cheval, partie saillante située au-dessus des épaules, entre l'encolure et 10 dos.