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Je lui criai de nouveau « Va-t'en va-t'en » Il me regarda d'un air triste et soumis, son œil suppliait; mais je fus inexorable, et la division s'ébranla, le laissant seul, immobile au milieu de la rue. Je me croyais délivré de lui pour toute la journée, lorsqu'au sortir de la ville des rires et des chuchotements à mon arrière- garde me firent retourner la tête. A quatre ou cinq pas, derrière nous, Bamban suivait la pro- menade gravement. < Doublez le pas », dis-je aux deux premiers. Les élèves comprirent qu'il s'agissait de faire une niche au bancal, et la division se mit à filer d'un. train d'enfer. De temps en tempes on se retournait pour voir si Bamban pouvait suivre, et on riait de l'apercevoir là-bas, bien loin, gros comme le poing, trottant dans la poussière de la route, au milieu des marchands de gâteaux et de limonade. Cet enragé-là arriva à la Prairie presque en même temps que nous. Seulement il était pâle de fatigue et tirait la jambe à faire pitié. J'en eus le cœur touché, et un peu honteux de ma cruauté, je l'appelai près de moi doucement. Il avait une petite blouse fanée, à carreaux rouges, la blouse du Petit Chose, au collège de Lyon (1). Je la reconnus tout de suite, cette blouse, et dalis moi-même je me disais « Misérable, tu n'as pas honte? Mais c'est toi, c'est le Petit Chose que tu t'amuses à martyriser ainsi. » Et, plein de larmes intérieures, je me mis à aimer de tout mon cœur ce pauvre déshérité. Bamban s'était assis par terre, à cause de ses jambes qui lui faisaient mal. Je m'assis près de lui. Je lui parlai. Je lui achetai une orange. J'aurais voulu lui laver les pieds. A partir de ce jour, Bamban devint mon ami. Je le regardais quelquefois à l'étude, courbé en deux sur son papier, suant, soufflant, tirant la langue, tenant sa plume à pleines mains et appuyant de toutes ses forces, comme s'il eût voulu traverser la table. A chaque bâton il reprenait de l'encre, et à la fin de chaque ligne il rentrait sa langue et se reposait en se frottant les mains. Bamban travaillait de meilleur cœur, maintenant que nous étions amis. Quand il avait terminé une page, il s'empressait de gravir • 1. La l'élit Cho.li! c'est, lo surnom qu'on avait donné a Daniel Kyssotte (Iuand il était entré lui-mûnro au collège. On s'était surtout moqué <lo sa blousa, une pauvre pctito blouse d'entant malheureux.