Page:Weil et Chénin, Contes et récits du XIXe siècle - 1913.djvu/105

Cette page n’a pas encore été corrigée

pour lui. Vous fîtes bien, maman, de me parler ainsi vous fîtes bien de me révéler, dès l'âge le plus tendre, l'innocence des misérables. Votre parole était bonne; c'était à moi à la garder présente dans la suite de ma vie! Pour cette fois du moins, elle eut son effet et je m'attendris sur le sort de l'enfant maudit. Un jour, tandis qu'il tourmen- tait dans la cour le perroquet d'une vieille locataire, je contem- plai ce Caïn sombre et puissant avec toute la componction (1 ) d'un bon petit Abel. C'est le bonheur, hélas! qui fait les Abel. Je m'ingéniai à donner à l'autre un témoignage de ma pitié. Je songeai à lui envoyer un, baiser; mais son visage farouche me parut peu propre à le recevoir, et mon cœur se refusa à ce don. Je cherchai longtemps ce que je pourrais bien donner mon em- barras était grand. Donner à Âlplnonse mon cheval à mécanique, qui précisément n'avait plus ni queue ni crinière, me parut toutefois excessif. Et puis, est-ce bien par le don d'un cheval qu'on marque sa pitié? Il fallait un présent convenable à un maudit. Une fleur peut-être? Il y avait des bouquets dans le salon. Mais une fleur, cela ressemble à un baiser. Je doutais qu'Alphonseaimât lesfleurs. Je fis, dans une grande perplexité(2), le tour de la salle à manger. Tout à coup, je frappai joyeuse- ment dans mes mains j'avais trouvé! Il y avait sur le buffet, dans une coupe, de magnifiques rai- sins de Fontainebleau. Je montai sur une chaise, et pris de ces raisins une grappe longue et pesante qui remplissait la coupe aux trois quarts. Les grains d'un vert pâle étaient dorés d'un côté, et l'on devait croire qu'ils fondraient délicieusement dans la bouche pourtant je n'y goûtai pas. Je courus chercher un peloton de fil dans la table à ouvrage de ma mère. Il m'était in- terdit d'y rien prendre mais il faut savoir désobéir. J'attachai la grappe au bout d'un fil, et, me penchant sur la barre de la fe- nêtre, j'appelai Alphonse, et fis descendre lentement la grappe dans la cour. Pour là mieux voir, l'enfant maudit écarta de ses yeux les mèches de ses cheveuxjaunes, et, quand elle fut à portée de son bras, il l'arracha avec le fil; puis, relevant la tête, il me tira la langue, me fit un pied de nez et s'enfuit avec la grappe en me montrant son derrière. Mes petits amis ne m'avaient pas accoutumé à ces façons. J'en fus d'abord très irrité. Mais une considération me calma. « J'ai bien fait, pensai-je, de n'envoyer ni une fleur ni un baiser. » ANATOLE FRANCE, Le Livre de mon Arrti (Calmann-Lévy, édit.). 1. Componction air de tristesse et de profondepitié. 2. Perplexité embarras de celui qui ne sait quel parti prendre;