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pour vivre. On était tout juste bon pour aller au lit. On n’avait pas gagné grand-chose, en se crevant sur du « mauvais boulot » ; on se disait que si ça continuait, la quinzaine ne serait pas grosse, qu’on devrait encore se priver, compter les sous, se refuser tout ce qui pourrait détendre un peu, faire oublier.

Tu te rappelles les chefs, comment ceux qui avaient un caractère brutal pouvaient se permettre toutes les insolences ? Te rappelles-tu qu’on n’osait presque jamais répondre, qu’on en arrivait à trouver presque naturel d’être traité comme du bétail ? Combien de douleurs un cœur humain doit dévorer en silence avant d’en arriver là, les riches ne le comprendront jamais. Quand tu osais élever la voix parce qu’on t’imposait un boulot par trop dur, ou trop mal payé, ou trop d’heures supplémentaires, te rappelles-tu avec quelle brutalité on te disait : « C’est ça ou la porte. » Et, bien souvent, tu te taisais, tu encaissais, tu te soumettais, parce que tu savais que c’était vrai, que c’était ça ou la porte. Tu savais bien que rien ne pouvait les empêcher de te mettre sur le pavé comme on met un outil usé au rancart. Et tu avais beau te soumettre, souvent on te jetait quand même sur le pavé. Personne ne disait rien. C’était normal. Il ne te restait qu’à souffrir de la faim en silence, à courir de boîte en boîte, à attendre debout, par le froid, sous la pluie, devant les portes des bureaux d’embauche. Tu te rappelles tout cela ? Tu te rappelles toutes les petites humiliations qui imprégnaient ta vie, qui faisaient froid au cœur, comme l’humidité imprègne le corps quand on n’a pas de feu ?

Si les choses ont changé quelque peu, n’oublie pourtant pas le passé. C’est dans tous ces souvenirs, dans toute cette amertume que tu dois puiser ta force, ton idéal, ta raison de vivre. Les riches et les puissants trouvent le plus souvent leur raison de vivre dans leur orgueil, les opprimés doivent trouver leur raison de vivre dans leurs hontes. Leur part est encore la meilleure, parce que leur cause est celle de la justice. En se défendant, ils défendent la dignité humaine foulée aux pieds. N’oublie jamais, rappelle-toi tous les jours que tu as ta carte syndicale dans ta poche parce qu’à l’usine tu n’étais pas traité comme un homme doit l’être, et que tu en as eu assez.

Rappelle-toi surtout, pendant ces années de souffrances trop dures, de quoi tu souffrais le plus. Tu ne t’en rendais peut-être pas bien compte, mais si tu réfléchis un moment,