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une place que des centaines de chômeurs prendraient volontiers. Mais pour oser se plaindre, il faut véritablement qu’on n’en puisse plus. Et c’est ça la pire angoisse, l’angoisse de sentir qu’on s’épuise ou qu’on vieillit, que bientôt on n’en pourra plus. Demander un poste moins dur ? Il faudrait avouer qu’on ne peut plus occuper celui où on est. On risquerait d’être jeté à la porte. Il faut serrer les dents. Tenir. Comme un nageur sur l’eau. Seulement avec la perspective de nager toujours, jusqu’à la mort. Pas de barque par laquelle on puisse être recueilli. Si on s’enfonce lentement, si on coule, personne au monde ne s’en apercevra seulement. Qu’est-ce qu’on est ? Une unité dans les effectifs du travail. On ne compte pas. À peine si on existe.

La contrainte. Ne jamais rien faire, même dans le détail, qui constitue une initiative. Chaque geste est simplement l’exécution d’un ordre. En tout cas pour les manœuvres spécialisés. Sur une machine, pour une série de pièces, cinq ou six mouvements simples sont indiqués, qu’il faut seulement répéter à toute allure. Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce qu’on reçoive l’ordre de faire autre chose. Combien durera cette série de pièces ? Jusqu’à ce que le chef donne une autre série. Combien de temps restera-t-on sur cette machine ? Jusqu’à ce que le chef donne ordre d’aller sur une autre. On est à tout instant dans le cas de recevoir un ordre. On est une chose livrée à la volonté d’autrui. Comme ce n’est pas naturel à un homme de devenir une chose, et comme il n’y a pas de contrainte tangible, pas de fouet, pas de chaînes, il faut se plier soi-même à cette passivité. Comme on aimerait pouvoir laisser son âme dans la case où on met le carton de pointage, et la reprendre à la sortie ! Mais on ne peut pas. Son âme, on l’emporte à l’atelier. Il faut tout le temps la faire taire. À la sortie, souvent on ne l’a plus, parce qu’on est trop fatigué. Ou si on l’a encore, quelle douleur, le soir venu, de se rendre compte de ce qu’on a été huit heures durant ce jour-là, et de ce qu’on sera huit heures encore le lendemain, et le lendemain du lendemain…

Quoi encore ? L’importance extraordinaire que prend la bienveillance ou l’hostilité des supérieurs immédiats, régleurs, chef d’équipe, contremaître, ceux qui donnent à leur gré le « bon » ou le « mauvais » boulot, qui peuvent à leur gré aider ou engueuler dans les coups durs. La nécessité perpétuelle de ne pas déplaire. La nécessité de