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La faim. Quand on gagne 3 francs de l’heure, ou même 4 francs, ou même un peu plus, il suffit d’un coup dur, une interruption de travail, une blessure, pour devoir pendant une semaine ou plus travailler en subissant la faim. Pas la sous-alimentation, qui peut, elle, se produire en permanence, même sans coup dur — la faim. La faim jointe à un dur travail physique, c’est une sensation poignante. Il faut travailler aussi vite que d’habitude, sans quoi on ne mangera pas encore assez la semaine suivante. Et par-dessus le marché, on risque de se faire engueuler pour production insuffisante. Peut-être renvoyer. Ce ne sera pas une excuse de dire qu’on a faim. On a faim, mais il faut quand même satisfaire les exigences de ces gens par qui on peut en un instant être condamné à avoir encore plus faim. Quand on n’en peut plus, on n’a qu’à forcer. Toujours forcer. En sortant de l’usine, rentrer aussitôt chez soi pour éviter la tentation de dîner, et attendre l’heure du sommeil, qui d’ailleurs sera troublé parce que même la nuit on a faim. Le lendemain, forcer encore. Tous ces efforts, ils auront leur contre partie : les quelques billets, les quelques pièces qu’on recevra au travers d’un guichet. Que demander d’autre ? On n’a droit à rien d’autre. On est là pour obéir et se taire. On est au monde pour obéir et se taire.

Compter sous par sous. Pendant huit heures de travail, on compte sous par sous. Combien de sous rapporteront ces pièces ? Qu’est-ce que j’ai gagné cette heure-ci ? Et l’heure suivante ? En sortant de l’usine, on compte encore sous par sous. On a un tel besoin de détente que toutes les boutiques attirent. Est-ce que je peux prendre un café ? Mais ça coûte dix sous. J’en ai déjà pris un hier. Il me reste tant de sous pour la quinzaine. Et ces cerises ? Elles coûtent tant de sous. On fait son marché : combien coûtent les pommes de terre, ici ? Deux cents mètres plus loin, elles coûtent deux sous de moins. Il faut imposer ces deux cents mètres à un corps qui se refuse à marcher. Les sous deviennent une obsession. Jamais, à cause d’eux, on ne peut oublier la contrainte de l’usine. Jamais on ne se détend. Ou, si on fait une folie — une folie à l’échelle de quelques francs — on subira la faim. Il ne faut pas que ça arrive souvent : on finirait par travailler moins vite, et par un cercle impitoyable la faim engendrerait encore plus de faim. Il ne faut pas se faire prendre par ce cercle. Il mène à l’épuisement, à la maladie, à la mort. Car quand