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sept pour un secret…

d’un étang, il ne s’y mirait pas instinctivement comme le font neuf cent quatre-vingt-dix-neuf personnes sur mille. Il n’y avait rien d’un Narcisse dans son âme. Il avait rarement envie d’imiter les oiseaux, mais plutôt de les écouter attentivement. Aussi en ce moment voyait-il Gillian avec l’œil de l’esprit, il l’écoutait avec l’oreille intérieure, la buvait de l’âme, mais ne songeait pas une seconde à lui par rapport à elle. Il voyait sa taille mince sans son bras à lui autour, sa bouche sans qu’elle reçût de baisers. Ses yeux se posaient sur les épaules et la poitrine de la jeune fille presque comme ceux des fidèles sur une Madone, et pour lui le portrait en pied de Gillian était exactement tel qu’elle le voyait elle-même — isolé, enveloppé en lui-même, complet en soi.

Peut-être était-il rêveur, peut-être s’était-il développé tardivement. Son père avait été tout semblable, mais sans le don poétique de Robert. Il n’avait épousé Abigaïl qu’à quarante-cinq ans, bien qu’il l’eût connue quand il en avait trente. Elle avait commencé par lui rire au nez. Mais durant ces quinze ans elle avait perçu dans sa voix la passion grandissante, jusqu’au jour où son moindre mot la mettait en émoi.

Gillian ne s’intéressait pas même assez à Robert pour se moquer de lui. Elle avait eu, à sa manière enfantine, la vision de ce à quoi aspire toute l’humanité : un petit nid sûr et impérissable bâti sur les murs croulants du temps. Elle voulait continuer à être elle-même, fût-ce quand elle se serait dissoute dans le néant, elle voulait se faire entendre, aimer, regretter des hommes et des femmes. Dans le silence gris-tourterelle et roucoulant de la ferme, toute absorption mentale prenait double force. Ainsi, tandis que Simon grognait, qu’Isaïe Lovekin faisait ses comptes, que Robert fendait du bois